Au « Théâtre du Chien blanc », la metteuse en scène polonaise Katarzyna Kurzeja remonte – ou plutôt démonte ! – une pièce qu’elle avait créée en 2007, « La Première fois ». Décapant !
Ce n’est pas la première fois que Katarzyna Kurzeja met en scène « La Première fois » ! Il y a dix ans, la directrice artistique de la compagnie Pollen avait monté ce spectacle dans une version fidèle au texte de son compatriote Michal Walczak. C’était dans le cadre d’Universcènes* dans lequel la compagnie poloniste propose chaque année un projet singulier d’après une œuvre inédite. Et chaque création de cette brillante artiste polonaise fait l’objet d’une forme inventive, d’une esthétique singulière. Si dans ses premières années d’existence, Pollen s’attachait à adapter des œuvres dramatiques – principalement polonaises – depuis trois ans, elle s’émancipe du texte pour se frotter à un processus d’expérimentation alliant tension physique et improvisation, consciente de la prise de risque qu’implique cette récente orientation théâtrale. Ainsi, cette nouvelle Première fois dénote un passage par un travail d’écriture de plateau. Le texte dont il ne reste à présent que l’ossature, offre aux comédiens une liberté d’action et de jeu qui vient nourrir la dramaturgie, à la manière de Tadeusz Kantor auquel Kasia Kurzeja avait rendu un hommage très réussi avec le spectacle « Volkantornado », créé en 2015.
Le plateau, comme toujours au sein de Pollen, est ciselé en différents espaces de jeu, plus symboliques que réalistes. Ici un tapis blanc immaculé placé au centre constitue le territoire ultra protégé par le personnage masculin Karol : sa virginité. En dépit de tous ses scénarii sophistiqués que sa jeune fiancée Magda accepte de rejouer inlassablement en feignant à chaque fois la spontanéité, le couple ne parvient pas à concrétiser sa « première fois ». Heureux parti-pris que celui de Kasia Kurzeja – ici également dans la peau de Magda – d’avoir interverti les rôles de la pièce de Walczak, perturbant joyeusement les genres ! Initialement décrits par l’auteur, les personnages masculin et féminin répondaient à des stéréotypes éculés. Kasia Kurzeja les a bousculés pour mieux dynamiter le ton de la pièce. Ainsi, Karol – interprété par Joris Laduguie – est un garçon excessivement farouche et romantique, tandis que Magda devient une jeune femme certes compréhensive et patiente mais qui sait – son désir exaspéré par les incessantes rebuffades de son amoureux – se montrer entreprenante et imaginative. Si cette inversion des genres insuffle au spectacle énergie et burlesque, elle n’élude pas pour autant sa problématique : l’absence d’idéal des jeunes gens d’aujourd’hui et leur incapacité à vivre ensemble. « La Première fois » s’inscrit dans le contexte de la Pologne actuelle qui voit une génération née avec l’avènement de l’économie de marché, au lendemain de la chute du communisme, chercher sa place dans une société où se télescopent libéralisme consumériste et tradition catholique aux relents réactionnaires. Entravée d’un côté par les représentations véhiculées par les médias d’une sexualité hédoniste et de l’autre par une assignation à un modèle de vie conforme aux dictats religieux, la vie sentimentale des jeunes Polonais semble vouée à l’échec et à un assèchement émotionnel. Mais au delà de cet ancrage, le spectacle revêt une dimension universelle quant à l’incommunicabilité de ces jeunes adultes en quête de valeurs et peinant à imaginer leur vie.
Si le point de départ irréel et absurde de la pièce nous fait indubitablement penser à l’univers de « L’Amant » de Harold Pinter, la suite prend un ton plus dramatique. L’étrangeté et le burlesque font place au tragique, les codes couleurs des vêtements changent, les répliques trépidantes se muent en des silences lourds de chagrin. Nous voilà retournés comme un gant. Il faut dire que Kasia Kurzeja sait manier les ruptures de jeux et multiplier les codes théâtraux. « La Première fois » fait cohabiter le fantastique et le drame psychologique, la bouffonnerie et la noirceur et joue de la temporalité, alternant répétitions, ellipses et accélérations. Le spectateur dépourvu de ses repères théâtraux est ballotté ici entre rires et larmes dans les bégaiements et égarements de ce couple à l’intimité perturbée. Kasia Kurzeja se révèle une comédienne investie et surprenante qui décline une palette de jeux contrastée. Elle y est une Magda tour à tour bouleversante, clownesque, exubérante, et même terrifiante. Elle et son partenaire nourrissent la pièce de leur complicité artistique de longue date et de l’énergie du plateau, dans une mise en scène relevant de l’immédiateté et de l’urgence. Un théâtre au cœur palpitant de vie qui passe au scanner le monde d’aujourd’hui avec un regard incisif.
*Festival de théâtre contemporain universitaire en langue originale à l’Université de Toulouse-Jean-Jaurès
Sarah Authesserre
Théâtre du Chien Blanc
26, rue Compans • Toulouse
vendredi 25 et samedi 26 mai 2018
Tel. : 05 62 16 24 59