Comme à l’habitude, l’opéra le plus espagnol des opéras français, affiche complet en quelques jours, dès sa mise au programme du Théâtre du Capitole pour sept représentations du 6 au 19 avril 2018. Ouvrage en quatre actes, écrit sur une musique de Georges Bizet, créé alors avec un simple succès d’estime le 3 mars 1875, c’est une nouvelle coproduction avec une mise en scène de Jean-Louis Grinda, Andrea Molino dirigeant les forces vives de l’Orchestre national du Capitole, tout comme le Chœur et la Maîtrise du Capitole menés par Alfonso Caiani.
« Cette musique de Bizet me paraît parfaite. Elle approche avec légèreté, avec souplesse, avec politesse. […] Cette musique est cruelle, raffinée, fataliste : elle demeure quand même populaire. » Voilà ce qu’écrivait le philologue et philosophe et pianiste et compositeur Friedrich Nietzsche, au sujet de la musique de Carmen, après avoir encensé puis délaissé la musique d’un certain Wagner. Opéra qui triomphera très vite par la suite, qui verra la créatrice du rôle, Célestine Galli-Marié, venir reprendre le rôle à Toulouse en 1877. Une aficionada de sa scène préférée, celle du Théâtre du Capitole, Lucienne Anduran-Marre, chantera le rôle plus de 1200 fois au total, autour des années 1930-50 !! Et comment ne pas citer une native de la ville minière de Decazeville, Emma Calvé, prodigieuse interprète du rôle, fin XIXè, soprano, véritable star mondiale du chant, l’incarnation même de Carmen.
Il faut dire que tous les ingrédients sont réunis pour faire de Carmen un succès : une succession d’airs merveilleux, des chours formidables, des parties orchestrales remarquables, une structure dramatique parfaite, un sens aigu de la beauté mélodique et du plaisir sensoriel, une forte cohérence dramaturgique, ainsi qu’une cohésion interne parfaite.
Rassurons le public, si l’on peut le dire ainsi, c’est Carmen qui meurt à la fin, sous la navaja de Don José. En espérant qu’une irruption dans la salle de Femen, décidant que Carmen est bien le nouveau “phare“ des féministes, et menée par l’égérie Caroline de Haas, ne bouleversera pas le livret qui voie s’affronter la mezzo-soprano Clémentine Margaine et le ténor Charles Castronovo, entendu ici dans Mireille, et Manon. Sûr, Carmen reste l’opéra par excellence dans sa trame la plus habituelle : passion, jalousie, couteau avec la relation triangulaire un peu bousculée ici entre un baryton choisi, le toréador Escamillo, Dimitry Ivashchenko, entendu ici dans Le Prophète et la Walkyrie, un ténor, ici le meurtrier et la soprano ici, plutôt une mezzo-soprano, tuée par son amant délaissé. Les cartes sont un peu, bousculées, renversées. Sans compter, le personnage de Micaëla, la soprano Anaïs Constans, la promise oubliée, promise par la maman de Don José, celui qui se laissera guider par ses désirs. Hasard de la distribution, les deux femmes sont de la région, Clémentine est de Narbonne, Anaïs de Toulouse puis Montauban, les deux ont eu la Victoire de la musique classique dans la catégorie « Révélation lyrique de l’année », la première en 2011, la deuxième en 2015. L’une doit être la vivante image de la pureté, de la fraîcheur et de l’ingénuité, offrant un contraste saisissant avec l’autre, qui doit être la personnification de la sensualité, mais aussi du péché et du vice pour certains.
« Bizet me rend fécond. Le Beau me rend toujours fécond » F. Nietzsche.
Faut-il vous entretenir sur le synopsis de l’opéra du XIXè siècle le plus joué des ouvrages français sur les plus grandes scènes lyriques du monde ? Indéboulonnable, il est toujours dans le trio de tête des opéras les plus représentés. Dans cette Espagne fantasmée par Georges Bizet, on y retrouve bien sûr, tous les lieux communs ibériques – les remparts et les arènes de Séville, la gitane, le toréador, la corrida…mais aussi et surtout une musique radicalement nouvelle et une histoire d’amour qui a marqué les esprits aux quatre coins des civilisations. Arrangé, dérangé, parodié, adapté dès 1910 au cinéma, plus de vingt films répertoriés, jamais apprivoisé, l’ouvrage résiste à tout, même au genre castagnettes et tambourins, et à la version de Stromae sur l’air de “Prends garde à toi. » Amour, érotisme et mort restent les trois composantes essentielles de l’ouvrage.
Mais ce n’est pas parce que Carmen est l’opéra le plus populaire du répertoire, qu’il faudrait négliger la complexité du personnage principal, la jeunesse, la fragilité, la sensualité d’une simple bohémienne. Non, Carmen n’est pas que l’incarnation de la femme libre, volage. Plutôt étrangère aux contraintes comme aux soucis domestiques, elle n’a pas d’instinct de survie. Aurait-elle été mère ? La famille la concernait-elle ? Plutôt une femme fatale, et qui le reste, fatale au sens de femme libre, à la sexualité affirmée et assumée, en aucun cas une victime.
Un tel personnage ne pouvait que déranger le public de 1875, habitué de cette salle, choqué de voir, oh ! stupeur, et pour la première fois, un chanteur mourir sur la scène de l’Opéra- Comique, et qui plus est, une femme. Les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halevy auront réussi un coup de maître, non sans ténacité, après avoir rajouté, pour adoucir, le personnage de Micaëla, absent de la nouvelle déjà édulcorée de Prosper Mérimée à l’origine du livret, écrivain fervent admirateur et connaisseur, lui, de l’Espagne . Hélas pour le compositeur, Georges Bizet n’aura pas eu le temps de savourer le génie de sa musique au service d’une œuvre animale et foudroyante, universelle dans les choix décidés par son héroïne, porteuse d’une morale nouvelle alors et d’un défi, celui de la liberté. Sa musique seule, avait pu parvenir à réunir l’inconciliable : l’amour, la fête et la mort, inextricablement unis dans cette scène au dénouement inoubliable.
Michel Grialou
Théâtre du Capitole
Carmen (Georges Bizet)
du 06 au 19 avril 2018
Lettre de P. I. Tchaïkovsky à Mme von Meck du 18-19 juillet 1880, cliquez ici