Le comédien Denis Rey adapte « Gros-Câlin » d’Emile Ajar dans un seul en scène où il excelle. À voir d’urgence au théâtre du Pavé !
On sent qu’il l’aime son personnage, Denis Rey ! Qu’il le porte en lui comme un ami, comme un frère. Certes, pas autant que le héros de « Gros-Câlin » aime son python et c’est fort heureux : le comédien à la fin de la pièce se séparera de son personnage, ce qui n’est pas le cas de Michel Cousin avec son animal de compagnie, dans le roman d’Emile Ajar, à savoir Romain Gary. Ce solo du même nom « Gros-Câlin » – mis en scène et interprété par Denis Rey qui signe aussi l’adaptation du texte – ressemble au comédien toulousain : modeste, sensible, généreux et attachant, avec un zeste de burlesque angoissé. Sur le plateau : une unique chaise – ah ces chaises, partenaires de jeu indispensables dans les spectacles de théâtre !
Un plateau si nu et imposant que Denis Rey / Michel Cousin en parait d’autant plus petit et seul. Et c’est bien là le propos de cette fable tragi-comique : celle d’un modeste statisticien, célibataire perdu dans la grande agglomération parisienne qui, pour combler son manque d’amour et de tendresse, partage sa vie avec un python de 2m50 qu’il a adopté et nommé « Gros-Câlin ». Cet animal à sang-froid est le seul à lui donner chaleur et affection en s’enroulant autour de lui comme autant de bras l’étreignant. Ce texte publié en 1974 n’a pas pris une ride ! Bien au contraire. Tout ce qu’il fait entendre de ce que les grandes villes produisent d’humains broyés par l’isolement, la misère affective, l’anonymat et l’impitoyable routine métro-boulot-dodo, résonne à nos oreilles en ce XXIème siècle individualiste où Facebook est érigé en sanctuaire de la communication et de la sociabilité. Et quelle langue ! Une écriture serpentine, toute en digressions, en anneaux et nœuds, déroulant une poésie d’une infinie délicatesse. Rarement n’ont été exprimés avec autant de finesse l’angoisse, la détresse et l’inaptitude aux codes sociaux de tous ceux pour qui le monde extérieur représente un bien plus grand danger qu’un intérieur habité par un serpent de plus de deux mètres ! Cousin, avec son costume étriqué et sa cravate trop serrée, ressemble à ces nombreux fonctionnaires invisibles que l’on croise dans les grandes métropoles modernes. Mais sous l’enveloppe adulte, le personnage de Gary est un cœur fragile d’enfant dont les excès d’enthousiasme n’ont d’égal que ceux de sa colère et la profondeur de ses peurs.
Projection de l’écrivain, Cousin est cet être ultrasensible qui remplit de son imaginaire foisonnant tous les trous, les espaces vides, les non-dits. Mais dont le tort est « de ne pas vivre dans les mêmes rêves que ses contemporains » ! Comme par exemple avec mademoiselle Dreyfus, sa collègue de travail guyanaise – dont le patronyme en référence au célèbre capitaine, permet à Gary de faire une allusion piquante sur l’antisémitisme français – sur laquelle il projette mariage et enfants, alors qu’il ne la croise que dans l’ascenseur de l’entreprise. Pour Cousin : un véritable voyage jusqu’à Bangkok que cette ascension de 50 secondes tous les matins jusqu’au 9ème étage, les yeux dans les yeux avec mademoiselle Dreyfus ! Cet onirisme débridé est très justement rendu dans le travail de mise en scène de Denis Rey. Des ruptures de jeux juxtaposant narration échevelée, confession intime, adresse au public et interprétation burlesque de personnages, soutenues par des variations de lumières enveloppant ou au contraire mettant à nu le comédien, participent à troubler la perception du spectateur. À l’instar de cet épisode où Cousin pris dans un cauchemar vivant, court désespérément dans Paris, un bouquet de violettes dans un verre d’eau, à la recherche de mademoiselle Dreyfus avant de la retrouver… dans un bordel ! L’écriture de Gary-Ajar virevolte avec une grande liberté syntaxique et un humour fracassant, ponctuée souvent de zeugmes (le délicieux : « elle me regarda avec incompréhension et mini-jupe » !) et autres figures de styles. L’auteur sait derrière une forme de fausse naïveté , pointer les travers de ses contemporains et décrire une époque – les Trente Glorieuses – qui n’a pas vraiment beaucoup changé de nos jours : l’immigration, le racisme, la prostitution, la condition de la femme, les inégalités sociales, la société de consommation, l’écologie…
« Gros-Câlin » est un texte qui sied à la scène par ses multiples « anneaux » littéraires et ses nombreuses possibilités de modes d’adresses qu’ils offrent aux acteurs et dans lesquels Denis Rey se love ici avec agilité et délicatesse. La multiplicité identitaire dont Romain Gary fit son mode de vie est au cœur de ce récit qui se termine par une ultime mue. « C’est un homme avec personne dedans » dit de lui le patron de monsieur Cousin. On aurait raison de soutenir le contraire et c’est en tout cas, un spectacle avec « beaucoup dedans », qu’il nous est donné de voir sur la scène du théâtre du Pavé.
Une chronique de Sarah Authesserre pour Radio Radio
« Gros-Câlin », du jeudi 8 au samedi 17 mars, au théâtre du Pavé, 34, rue Maran, 05 62 26 43 66, theatredupave.org