Dans « À nous deux maintenant » à l’affiche du Théâtre Garonne, Jonathan Capdevielle s’approprie un roman policier de Georges Bernanos et fait siens les questionnements de l’auteur.
Ce n’est pas en fan de Madonna que Jonathan Capdevielle aborde la religion dans sa nouvelle création programmée au Théâtre Nanterre-Amandiers, dans le cadre du « Festival d’Automne » et aujourd’hui à l’affiche du Théâtre Garonne. Pourtant, les ongles vernis du prêtre dacquois – l’un des personnages qu’il y interprète – donnent le ton d’une pièce toute en ruptures où se juxtaposent réalisme et fantasme, lyrisme et loufoquerie. Sixième spectacle de ce brillant touche-à-tout du théâtre, « À nous deux maintenant » délaisse l’autofiction de ses précédentes pièces (« Adishatz /Adieu », « Saga ») pour une interprétation romanesque sombre et complexe du roman policier de Georges Bernanos publié en 1935 « Un crime ». Ce projet ambitieux et tentaculaire confirme le talent de metteur en scène de Jonathan Capdevielle, dans un pas de deux entre vision hallucinée de la religion et réalisme de l’enquête policière. En dépit d’une dramaturgie touffue et trop bavarde, qui gagnerait à être éclaircie et resserrée, la pièce l’emporte dès que le metteur en scène amène l’univers du romancier dans le sien.
« À nous deux maintenant » brasse en effet de nombreuses thématiques et embrasse de nombreux personnages sur une toile de fond rurale dont la figure centrale est un jeune prêtre mystérieux et charismatique, né, semblerait-t-il « sous le soleil de Satan ». Cet être androgyne exerce une séduction ambiguë sur les habitants de la bien nommée Mégère, bourgade située au cœur des Alpes. Son discours chargé de solitude et de souffrance attire la fascination et l’amitié d’un jeune enfant de chœur, André, figure bernanosienne de la pauvreté et de la pureté. L’assassinat d’une vieille châtelaine va alors cristalliser les passions autour du jeune curé de Mégère, dont la soutane dissimule un secret d’enfance et un profond besoin d’identité. George Bernanos s’empare des codes du roman noir pour mieux les détourner au profit d’une aventure spirituelle, offrant à Jonathan Capdevielle un terrain de jeu idéal pour ses questionnements : l’ambivalence sexuelle, la construction de soi, la religion, l’adolescence, le portrait de sociétés villageoises dont il excelle à décortiquer les particularismes. Ignorant quasiment tout du style « polar », Bernanos s’était lancé dans ce projet littéraire pour des motifs pécuniaires. Il en résulte un roman très singulier, ardu, psychologique et ambigu, perdant le lecteur dans un labyrinthe de fausses pistes qui, au lieu d’amener l’intrigue vers sa résolution, ne fait que l’élargir toujours plus.
Jonathan Capdevielle reprend à son compte le processus de création littéraire de Bernanos en faisant apparaître sur scène la figure de l’écrivain dans une mise en abîme où ce dernier est également le juge d’instruction de l’enquête de son propre roman. Tous deux y sont désemparés et hantés, l’un par la figure de l’ecclésiaste, l’autre par les difficultés d’écriture de son roman. Cette habileté de mise en scène a pour vertu, entre autres, de nous rendre témoins de la dextérité de Bernanos pour la dissimulation et le mensonge. Cette duplicité est parfaitement portée au plateau par un quintet de comédiens maîtrisant l’art des masques, de la transformation et de la polyphonie vocale, tous endossant une multiplicité de personnages. À jardin : un synthétiseur modulaire, artisanal, manipulé à vue, donne la réplique vocalement et distord les voix des acteurs, instaurant une atmosphère d’étrangeté, voire d’effroi. À cour : un espace aux dimensions réduites abrite au gré des scènes un confessionnal, une sacristie ou un bureau d’instruction. Au centre du plateau : une sculpture conçue par la scénographe Nadia Lauro figure une énorme souche aux multiples entrelacs et ramifications, qui vient recueillir les confessions, les émois et les rêves enfiévrés des protagonistes. Mais c’est lorsque que le curé de Mégère rencontre celui de Lourdes, que « À nous deux maintenant » prend une autre direction et un autre ton. Le comédien et metteur en scène convoque le réel dans l’écriture fictionnelle, l’intime dans la narration romanesque : des Alpes rudes et glaciales, il nous transporte du côté de ses Pyrénées, son accent ensoleillé, ses férias, ses bandas. La pièce soudain s’éclaire, passe des ténèbres à la lumière, de la contention au débordement. Sous les traits de l’enfant de chœur André, se dessinent alors ceux d’un autre garçon qui passa trop vite de la candeur de l’enfance au chaos de l’adolescence, de la fascination de l’homme de Dieu à celle du monde adulte. Après le prêche lumineux de « l’abbé Capdevielle », inspiré d’une expérience religieuse vécue, s’ensuit une séquence de féria dantesque qui nous conduira jusqu’au dénouement final. S’appuyant sur une diversité de codes théâtraux et sur des modes d’adresse polychromes (le lyrisme religieux, la voix off, le journal intime, la relation épistolaire et même le langage formaté des corps de métier), Jonathan Capdevielle parvient à faire de cette histoire improbable, dans laquelle s’entrecroisent adolescent perdu, prêtre travesti, histoire d’amour lesbien et déterminisme social, un conte très personnel à la dimension universelle. Une aventure surnaturelle étonnante.
Une chronique de Sarah Authesserre
Du 26 janvier au 3 février au Théâtre Garonne (1, avenue du Château d’eau, 05 62 48 54 77, theatregaronne.com ou 05 32 09 32 35, theatre-sorano.fr)
photos © Pierre Grosbois