Au théâtre du Pavé, Jean-Pierre Beauredon et ses comédiens nous entraînent dans l’écriture effroyablement drôle du dramaturge autrichien Thomas Bernhard.
Premier volet d’une trilogie que Jean-Pierre Beauredon (compagnie Beaudrain de Paroi) compte mettre en scène dans les prochaines années, « Le Faiseur de théâtre » s’inscrit dans l’œuvre de Thomas Bernhard, ayant pour thème, comme « Minetti », « Des arbres à abattre » et autre « Déjeuner chez Wittgenstein », le milieu du théâtre. Double de lui-même, mais aussi de Minetti, ou encore du Garibaldi de « La Force de l’habitude », Bruscon, le personnage principal du « Faiseur de théâtre » est un homme de scène hystérique, tyrannique et amer. « Un comédien d’Etat », comme il se définit, tentant désespérément de produire de l’art et d‘élever ses contemporains et distillant sa haine corrosive envers l’Autriche. Bruscon, en effet, partage avec l’auteur autrichien et tous ses alter ego littéraires, la même exigence acharnée, la même conception élevée de l’art qui lui fait perdre toute mesure. Ainsi, à l’instar de Thomas Bernhard en 1972 lors du festival de Salzbourg, Bruscon lui-même est prêt à renoncer à jouer, si les lumières des issues de secours ne sont pas éteintes pour obtenir le noir complet à la fin de sa pièce. « Le Faiseur de théâtre » est l’histoire d’une représentation impossible : celle d’une pièce de théâtre et d’un réel auquel se refuse ce personnage radical. Auteur, metteur en scène, Bruscon est aussi interprète, avec ses deux enfants et son épouse, de son grand œuvre « La Roue de l’Histoire ».
Mais son ambition et son exigence artistiques se heurtent à une tournée minable et à des environnements hostiles, inadaptés à l’accueil d’une représentation théâtrale : ici une auberge à Utzbach, bourgade autrichienne comptant 280 âmes et quelques porcs à l’odeur et aux grognements intempestifs ! Tel est le point de départ du « Faiseur de théâtre » dont l’écriture repose sur cette mécanique de ressassement proprement bernhardien, déroulant une parole en spirale, tragi-comique, faite de contradictions, de colère, de mauvaise foi, de frustration. Dans la logorrhée infernale de Bruscon, tous sont désignés comme les responsables de son empêchement : sa famille qualifiée d’« anti-talent », l’aubergiste et sa femme plus préoccupés par la confection du boudin que par le théâtre, et plus largement, l’Autriche, dépeinte comme une porcherie à l’odeur pestilentielle, peuplée de nazis bouffeurs de saucisses.
Quand la lumière éclaire soudainement le plateau du théâtre du Pavé, le public est saisi par un décor de « Gasthof » aux tons verts nauséeux, planté d’une estrade rouge en son centre. Sur des pans verticaux figurant les murs de la dite auberge et recouverts d’un papier peint à motif, sont accrochés une tête de cerf et quelques tableaux d’un mauvais goût à toute épreuve dont… le portrait d’Hitler ! Des sources lumineuses diverses – projecteurs, rampe, guirlande électrique – finissent de compléter la scénographie du lieu converti en salle de spectacle. L’ensemble est autant dire… chargé pour une charge acerbe et féroce contre l’ignorance et la bêtise. Mais le plus étonnant dans cette mise en scène, est le choix de Denis Rey dans le rôle de Bruscon ! À contre-emploi, le comédien toulousain confère à ce personnage acrimonieux, misogyne et mégalo, une drôlerie et une humanité blessée. Il se glisse dans l’écriture du dramaturge pour y jouer de sa bouffonnerie, de sa colère et de son désespoir, égarant le spectateur dans des sentiments en flux et reflux, entre rejet et empathie, entre indignation et fous rires. Et quand le masque du despote éructant fera place dans les derniers instants, à un visage illuminé par une joie naïve, Bruscon ne nous apparaitra finalement que comme un enfant rêvant d’absolu, déguisé en Napoléon. Quant aux autres comédiens, impeccables, ils sont les contrepoints quasi muets et dociles de sa férocité et de sa diatribe obsessionnelle et outrancière.
On rit beaucoup, tant cette langue piquante fait mouche, tant ce personnage grotesque et excessif, courant au devant de son échec, nous renvoie à notre propre frustration et à notre incapacité à mettre en œuvre le monde dont nous rêvons. Certes, des lignes de fuite dans la mise en scène et la direction d’acteur un brin monolithique, auraient pu offrir davantage de ruptures et d’échappées dans ce sens. « Le Faiseur de théâtre » n’en reste pas moins un spectacle de haute tenue, mettant en scène la solitude d’un homme et d’un artiste amèrement et douloureusement déçu par l’humanité. Il y interroge la fonction du théâtre et les vertus de l’art, face à la bassesse du monde. Et quand arrive la catastrophe annoncée, l’expression consacrée « donner de la confiture aux cochons » prend alors tout son sens…
Une chronique de Sarah Authesserre pour Radio Radio
> « Le Faiseur de théâtre » du 30 novembre au 9 décembre, au théâtre du Pavé (34, rue Maran, 05 62 26 43 66, www.theatredupave.org)