Dans la chaleur de la nuit de Norman Jewison (1967)
Titre original : In the heat of the night
Le lent processus d’éveil des consciences, qui se heurte inexorablement aux murs de l’ignorance et de la bêtise, se calque ici sur le développement d’une enquête criminelle. Le film illustre, en effet, ce lourd et difficile combat qu’il faut mener pour changer les mentalités figées des contrées ségrégationnistes du sud des États-Unis, qui peinent à suivre la timide ouverture des grandes villes, dans lesquelles les politiques légifèrent sous pression d’un peuple discriminé, avide de liberté. Comme si les lois, une fois votées, devaient prendre les routes avant de pouvoir être appliquées dans les faits, à la manière d’une rivière qui déborderait de son lit dans le but d’irriguer tout le pays.
Dans la chaleur de la nuit sort en 1967, soit 4 ans après la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté, immortalisée par le célèbre “I have a dream” de Martin Luther King. Sidney Poitier, incarnant le protagoniste du film, acteur noir en vogue à Hollywood(1), avait également participé à cette marche, et le pasteur Martin Luther King avait dit de lui, quelques années plus tard, qu’il « était un homme d’une grande profondeur, un homme concerné par la société, un homme engagé pour les droits de l’homme et la liberté. » Cette Marche contribuera au renouvellement des lois avec l’adoption en 1964 du Civil Rights Act, et en 1965 du Voting Rights Act, destinées à lutter contre toute discrimination y compris raciale et jusque dans le vote. Mais ces changements ne suffiront pas à desserrer la mâchoire d’acier de cette société américaine sclérosée, puisqu’un an après la sortie en salles du film de Norman Jewison, Martin Luther King était assassiné d’une balle dans la gorge.
La parenthèse s’ouvre avec la voix de Ray Charles qui couvre l’arrivée d’un train dans cette petite ville reculée de l’État du Mississippi. Faut-il qu’il fasse nuit pour que personne ne voit cet homme blanc, sur le quai de la gare de Sparta, déposer un tabouret au pied d’un homme noir, Virgil Tibbs, afin qu’il puisse sortir du train sans peine ? Personne, ici, ne lui ferait cet honneur, tant les esprits demeurent encore ancrés dans un passé baigné de racisme et même d’esclavagisme. Mais nous ne le savons pas encore à ce moment-là de l’histoire.
Alors que Virgil Tibbs est en transit à la gare, un entrepreneur blanc est assassiné au même moment dans les rues de la ville. La couleur de peau de Virgil, malgré une tenue et un port plus corrects que la plupart des habitants du coin, font de lui le suspect idéal, d’autant qu’il est étranger à cette ville et sur le point de repartir. Arrêté à la gare sans ménagement, il sera conduit au poste de police mais très vite disculpé : il est en effet lui-même officier de police.
Virgil Tibbs, en débarquant au hasard de sa route à Sparta, donne l’impression de faire un pas de côté et de le tremper dans la mélasse, une colle immorale ancestrale qui englue les esprit. Ce décalage, Virgil le ressent avec tous les habitants, y compris ses compatriotes, qui semblent comme “piégés dans une légende”(2) : lorsqu’il traverse ces champs de coton et aperçoit ces travailleurs noirs courbés sous le poids d’un travail inhumain, le décalage avec son ascension sociale à lui est flagrant.
Virgil Tibbs n’est pas à sa place ici. Tout ce qui semble naturel, pour lui, dans ses paroles et ses mouvements, sont comme des affronts dans cet environnement refermé sur lui-même. Il doit sans cesse agir pour qu’autour de lui les autres ouvrent les yeux sur les mutations de l’époque dans laquelle ils vivent, comme lorsqu’il rend à Eric Endicott, ce riche propriétaire de plantations, la gifle qu’il lui adresse. C’est ce qui donne cette impression d’étranglement, de lutte pour la survie que note James Baldwin(2). Virgil Tibbs doit se débattre seul, avec peu de moyens. Et même s’il est officier de police, il ne fait aucunement usage d’armes à feu — en a-t-il seulement une ? — malgré les agressions qu’il doit repousser, et se voit réduit à se défendre avec un vulgaire morceau de bois.
Une image du film illustre parfaitement l’anachronisme de cette parenthèse historique, ce moment charnière d’une époque au cours de laquelle le tissage d’une transition démocratique doit s’immiscer dans les mailles du passé. Lorsque le chef de la police locale, Bill Gillespie, perd son sang froid et décide d’empêcher Virgil Tibbs de quitter la ville, il l’emprisonne avec le principal suspect du meurtre. Virgil, sachant qu’il ne restera pas longtemps dans cette geôle, prend alors une pose décontractée, proche de celle du chef de la police. Mais l’ombre des barreaux de la prison se reflète sur sa personne et une chaîne pend à ses côtés comme la menace d’une époque révolue. Cette scène dit la fin d’un temps pas si éloigné, celui de l’esclavage. Il est à côté de la chaîne mais son bras gauche est hors cadre, et il pourrait tout à fait être cerclé de fer. C’est finalement toute l’idée du film : quelque chose l’enchaîne, le tire en arrière, l’empêche d’avancer mais il est impossible de la voir ni de la nommer autrement que par un mot : racisme.
L’élément climatique, la chaleur, tient également un rôle capital en ce qu’elle dénonce une situation qui n’est pas tempérée, une société déréglée dans laquelle les esprits peinent à réfléchir, et de manière plus extrême, elle symbolise l’enfer. Les corps ralentis, appesantis, engourdis, recherchent le moindre effort, et se laissent tenter par la facilité. Cette paresse est soulignée également par la manière dont Bill mâche son chewing-gum : à la façon d’un cow-boy qui prend les noirs pour des indiens. Pour Virgil aussi, coincé dans ce passé irrespirable, il lui est difficile d’affronter ses propres démons et de ne pas se laisser tenter par les préjugés de sa race, en accusant notamment l’esclavagiste Eric Endicott comme l’auteur du meurtre.
À l’issue du film, alors que Virgil Tibbs s’apprête à repartir, le contrôleur du train dépose à nouveau, mais cette fois en plein jour, le tabouret à ses pieds, prenant comme témoin le chef de la police locale venu l’accompagner. Comme si cette parenthèse avait permis de convertir au moins une âme de Sparta, et de faire franchir une toute petite marche à la reconnaissance des droits civiques des populations noires. Or, il est possible de se demander si quelque chose a véritablement changé. James Baldwin en doute.
Même si Bill Gillespie a repris sa posture de chef, notamment en mâchant à nouveau son chewing-gum avec une désinvolture supérieure, il adresse un mot tendre et amical à Virgil Tibbs avant son départ : « Take care, you hear ? ». Mais ce message signifie plutôt un « Faites attention à nous ! » Et Virgil, de lui adresser, pour donner le change, ce sourire de réconciliation teinté de fausse naïveté, sans être dupe du temps qu’il faut à une société pour entrer dans l’ère de la pacification et de l’acceptation de l’autre dans sa différence.
(1) Il sera le premier acteur noir à remporter l’Oscar du meilleur acteur en 1964 pour Le Lys des champs de Ralph Nelson.
(2) « The film helplessly conveys — without confronting — the anguish of people trapped in a legend. They cannot live within this legend ; neither can they step out of it. The film gave me the impression, according to my notes the day I saw it, of “something strangling, alive, struggling to get out.”» Extrait du livre The Devil Finds Work de James Baldwin, publié en 1976.
Le film Dans la chaleur de la nuit sera projeté à la Cinémathèque de Toulouse le samedi 12 août 2017 à 22h en plein air, et le mercredi 16 août 2017 à 19h30 en salle.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire