Il faut plusieurs jours pour se remettre du captivant dernier film de Robin Campillo 120 battements par minute (Grand Prix du Jury Cannes 2017) qui vous habite encore bien après sa projection. En attendant la chronique à deux voix de Carine Trenteun et de Pierre Guiho, Carine a rencontré l’acteur Arnaud Valois qui joue Nathan, nouveau militant au sein des RH (réunions hebdomadaires) et le producteur Hugues Charbonneau. Ils parlent de leur expérience du tournage et leur attachement et fierté d’avoir participé à ce film, sous le regard du journaliste et ancien président d’Act Up-Paris Christophe Martet.
Cela faisait 5 ans que vous n’aviez pas joué. Qu’avait 120 battements par minute pour que vous disiez « pourquoi pas » quand on vous l’a proposé ?
Arnaud Valois : En effet, on m’aurait proposé une comédie romantique au bord d’un lac, j’aurais refusé d’y participer. Quand on lit le scénario de 120 battements par minute, on voit quasiment le film. C’est hyper visuel à l’écriture, c’est très impressionnant. On sent vraiment que c’est la clé de voûte. Il y a eu un gros travail sur le casting qui a duré neuf mois. C’est davantage des séances de travail une à deux fois par semaine qu’un casting à proprement parler, qui peuvent durer deux heures. On change de scènes, de partenaire, ou même de personnage : j ai été Thibaut à un moment. Et on revient la semaine suivante, et ça dure. Je n’étais donc plus comédien depuis 5 ans, au bout de trois mois et demi comme ça, j’en ai eu marre. Je lui ai dit que j’arrêtais et c’est là qu’il m’a dit que j’étais Nathan.
Quelle a été votre part de liberté dans une histoire que Robin Campillo a personnellement vécue ? Et filmée avec trois caméras ?
Arnaud Valois : Fin juin, on a fait des fausses RH. Il y avait beaucoup de travail de préparation, de répétition, de briefing. C’est durant les répétitions que les difficultés ont été retravaillées et réécrites par Robin Campillo. Après 3 semaines de vacances, on revient avec cette matrice-là et un scénario très bien écrit. On répète très peu, on fait tout de suite les scènes où les acteurs sont hyper libres. Il n’y a pas de moment où on ne peut pas interagir, pas de « non, je ne peux pas voir ça. ». À la première prise, il n’y a aucune direction, on propose ce qu’on a envie de faire. Il n’y a pas de marque au sol, les techniciens se calent en fonction des acteurs. Tout ce que vous voyez est vraiment le scénario. Après cette première prise, il ajuste et on refait toute la scène en intégralité, même si elle dure 12 minutes.
Hugues Charbonneau : 120 battements par minute n’est pas une reconstitution historique, mais une interprétation d’un artiste sur un moment qu’il voit 25 ans après. Ce n’est pas une mémoire récente. Avec les fausses RH, les liens se sont très vite tissés entre les comédiens. Dès le premier jour du tournage, le 16 août, le groupe existait. À la première prise, la lumière n’est pas complètement posée par exemple. Puis, il ressert. Les scènes peuvent en effet durer jusqu’à 12 minutes et il peut les refaire dix fois chacune. Il ne dit pas grand chose aux acteurs, mais il va changer un détail, replacer une main, toujours avec le dialogue. La complexité, ce sont les réunions avec 18 acteurs principaux. Même s’ils ne sont pas tous filmés, ils y sont. En plus, il y a une soixantaine de figurants. Derrière son combo, il règle chaque point de détail. Des fois, il peut être énervant : il se rend compte qu’il a réglé la partie droite du cadre mais pas la gauche, donc il y revient, mais pour chaque reprise. Toutes les prises sont utilisées, il n’y a pas ce qu’on appelle dans le cinéma la prise cerclée, où à la fin il dirait « je prends la 3 » pour le monteur, -de toute façon c’est lui le monteur (rires)-, lui reprend tout. Une même scène se fait au montage à partir de moments différents de toutes les scènes tournées, avec aussi des coupes.
Arnaud Valois : Robin Campillo a tourné avec trois caméras, donc trois fois plus de possibilités aussi de montage. Il y avait une caméra en haut de l’amphi, une en bas et une au milieu qui se promenait. Le fait d’avoir ce dispositif fait qu’on est toujours en tension. Une caméra peut être sur toi sans que tu ne t’en rendes compte. Ce n’est pas du champ-contrechamp où tu te reposes quand la caméra n’est plus sur toi. Tu joues tout le temps.
Hugues Charbonneau : Quand on voit ce qu’il y a derrière les écrans, on a un peu pitié pour eux : on sait que des gens qui ont joué toute leur partie parfaitement ne seront pas à l’écran sur ce moment-là, ils seront récupérés plus tard. Du coup, on a une espèce d’ambiance de studio : on est arrivé dans cet amphi, on s’est installé, on a posé notre barnum, notre cantine, nos machins, nos 70 figurants, et on est resté comme ça en groupe pendant trois semaines complètes pour les réunions.
Arnaud Valois : C’est très étrange pour un comédien de revenir pendant trois semaines sur le même lieu de tournage. Habituellement, on reste un ou deux jours et après on change. Là, on avait un bureau. La production s’était aussi installée. En plus, c’était la canicule dehors. Et comme les saisons passent dans le film, c’était formidable de mettre les pulls, les gros manteaux (rires).
Hugues Charbonneau : Et il y a le jeu de Nahuel Perez Biscayart. Le grand laps de temps qui soit marqué se comprend par le fait qu’il n’a plus sa mèche et que son corps a maigri. Il fallait aussi tourner en fonction de ça.
Robin Campillo vous a-t-il demandé quelque chose sur votre corps ?
Arnaud Valois : Tous les comédiens ont été interdits de soleil pendant les vacances, car il ne voulait pas d’actupiens bronzés. On a commencé à tourner en août, mais dès que j’ai été choisi en avril, j’ai été interdit de sport qui fait prendre du volume, jusqu’à la fin du tournage. Je pense qu’il voulait pour Nathan quelque chose d’un peu plus fragile de ce que j’étais. La perte de muscles a permis de trouver le personnage et d’harmoniser le duo Nathan-Sean. Je pense qu’il ne voulait pas que ça fasse Laurel et Hardy. Il y a une fébrilité chez Nathan, et il ne fallait pas souligner le côté chétif et malade de Sean. C’était super de m’impliquer encore plus dans un personnage en commençant un travail par le corps. Dans la première partie de ma carrière, j’ai beaucoup joué avec ma tête, et avec 120 battements par minute, j’ai joué avec mes tripes et mon corps. Je n’ai pas du tout intellectualisé le rôle, j’ai très peu réfléchi parce qu’aussi j’avais un directeur d’acteur hallucinant avec moi. J’étais très très confiant. Je venais en étant reposé, en sachant mon texte et en ayant conscience qu’on allait m’embarquer toute la journée. Même quand Robin Campillo ne sait pas, il sait. Il est très très impressionnant. Il était tellement habité, pas en maîtrise car c’était une recherche constante. On partait dans une direction, on faisait 4-5 prises et repartait dans une autre parce qu’on croyait à ce moment que c’était ça, et finalement non. Mais c’est toujours créatif, toujours artistique, toujours pour le mieux. Je savais que quand on verrait le résultat, on serait scotché.
Au côté très cash d’Act Up avec des sexes en érection sur leurs affiches, les scènes de sexe sont au contraire très douces, sans sexe visible, comme elles l’étaient déjà dans Les Revenants et Eastern Boys. La scène où vous racontez à Sean votre première fois est très jolie, je n’en avais jamais vue de semblables au cinéma. Ont-elles posé problème sur le papier, avec la crainte d’avoir une interdiction ?
Hugues Charbonneau : Quand on lit les scénarios de Robin Campillo -Marie-Ange Luciani et moi avions produit Eastern Boys-, les scènes de sexe sont très décrites et donc elles effraient les partenaires potentiels du film. Pour 120 battements par minute, je me souviens d’un rendez-vous avec un financeur qui a commencé par décrire une scène de sexe « ça, vous le tournez comment ? ». Il faut voir ses films. Le sexe dans Eastern Boys et dans 120 battements par minute, c’est comme tu l’as dit, énormément de douceur. C’est d’une telle sensualité, c’est une interprétation assez poétique, il n’y a pas de censure à avoir. Il décrit une sodomie, une fellation mais dans la réalité de son cinéma, ce n’est pas du tout ce qu’il veut filmer. Il veut filmer les corps. Les deux scènes de sexe du film apportent plus d’informations et les dialogues qu’elle comportent sont des éléments-clés.
Arnaud Valois : En tant qu’acteur on sait déjà comment sera représentée la scène. Ceux qui avaient vu Eastern Boys savaient qu’il y aurait ce voile un peu pudique. Déjà il y a un côté rassurant. Après c’est très travaillé en amont, c’est chorégraphié : il y a deux caméras, il faut faire attention au placement des corps, à ne pas boucher la vue sur son partenaire, sur l’action etc. Après ce sont des scènes de purs sexes, très dialoguées, avec de vrais moments de jeux. Chez Campillo, on tourne une ouverture de porte, une scène de sexe ou une déclaration devant des gens de la même façon. Il n’y a pas de traitement différent, pas de sacralisation. C’est toujours très intense.
Au scénario, y avait-il déjà cette construction en flash-back et flash-forward ?
Hugues Charbonneau : Oui, tout est très précis dès le scénario. Robin ne s’emmerde pas à écrire « Scène 1, Intérieur Jour, Ouverture je-ne-sais-pas-quoi ». Il écrit un film. Quand vous lisez, vous avez le film en tête directement. Il tourne et monte dans le sens du scénario, il raconte une histoire. Tout est très précis dès le scénario.
Des scènes ont-elles été enlevées ?
Hugues Charbonneau : Oui : une scène de sexe qui venait se greffer, et à voir les rushes, il a décidé de ne pas la tourner ; plus deux autres qui ont été tournées. Au montage, il a plus coupé des moments de compréhension en fait. Le scénario était long et il nous disait que le film serait court (rires).
Bertrand Bonello nous a dit lors de sa venue à la Cinémathèque de Toulouse que c’était plus compliqué, intime pour Jérémie Renier de tourner une scène de danse, où il était seul, qu’une scène de sexe. Les scènes de danse ici sont à plusieurs. Comment les avez-vous envisagées ?
Arnaud Valois : Elles n’ont pas vraiment été répétées, c’était l’émulsion du groupe, s’amuser. À certaines scènes, on a un petit peu joué bourré aussi. Arnaud Rebotini, le compositeur de la musique du film, est venu nous passer des disques. Cette boîte/théâtre avait été louée toute la journée. C’était vraiment super festif.
Il n’y a eu qu’une journée pour toutes les scènes de danse ?
Hugues Charbonneau : La scène de fin a été tournée très vite. On la sentait déjà très forte. C’était impressionnant sur le plateau. Après cette première journée, il manquait des moments à Robin. Il ne regarde pas les rushes mais il sait exactement tout ce qu’il a tourné même s’il a trois caméras. Il est réalisateur et monteur donc il sait ce dont il va avoir besoin.
Arnaud Valois : Pour la scène de fin, la musique nous a aussi permis de nous mettre facilement dans cet état-là. La mise au point sur les particules a nécessité beaucoup de temps, du coup il en restait peu pour tourner les autres scènes. On n’a pas réussi à avoir un retour de moi lors de la scène du 1er décembre où je me retrouve en boîte et que je danse tout seul. On a retourné une journée supplémentaire pour avoir ce regard.
De quoi êtes-vous le plus fier ?
Arnaud Valois : Pas forcément d’une prestation en tant qu’acteur, mais d’être dans l’aventure. Je suis tellement fier d’en faire partie. Ce n’est même plus un film pour moi, c’est une aventure collective qui prend beaucoup d’autres formes qu’un film.
Sur votre Facebook, une personne a commenté que 120 battements par minute était un film pour les jeunes, elle qui a vécu ces événements ne pourrait pas le voir.
Arnaud Valois : C’est du vécu tellement personnel. Il y a des gens qui le reçoivent extrêmement fortement, et peut-être qu’il y a des gens aussi qui ont été tellement traumatisés par ces années qu’ils n’ont plus envie de rouvrir ce chapitre-là. J’incite au contraire ma génération qui n’a pas connu ça à y aller pour découvrir. Petite anecdote personnelle : en rentrant dans une salle de sport, à l’accueil, un garçon charmant assez simple, qui n’est pas forcément au contact de la communauté homosexuelle ou du Sida mais qui a vu la bande-annonce, m’a dit « Je vais y aller. Le Sida on n’en parle pas et c’est important. Je ne vais pas voir les films français mais celui-là j’irai ! Et pas que pour toi ! » Je n’avais pas forcément mesuré à la lecture du scénario que le film est complètement universel, transgénérationnel. J’étais très content, très fier de faire le film mais je ne savais pas si ça allait toucher tout le monde. A Cannes, c’était avec des professionnels, mais là avec cette tournée d’avant-premières, la façon dont chacun reçoit le film personnellement, c’est bouleversant.
J’aime beaucoup le fait que les actions d’Act Up ne soient visuellement pas appuyées, comme la capote sur l’obélisque, qui est juste évoquée, sans image. Auriez-vous aimé que les actions soient plus montrées ?
Christophe Martet : Non pas du tout. Évidemment, comme Robin, j’ai vécu cette époque. On regarde donc le film avec en tête « est-ce que ce que je vais voir s’est vraiment passé ? ». C’est un film extrêmement juste. Quand j’ai vu le film, à aucun moment je me suis dit qu’il a changé, ajouté, transformé quelque chose. Aucune scène ne m’a semblé incongrue. Ça s’est passé comme ça : tout est vrai, avec un petit décalage, qui n’est pas tout à fait dans le même angle que le nôtre.
Par contre, ce qui est très important dans ce film, et dont vous en avez beaucoup parlé, ce sont les RH. C’est ce qui a été le moins filmé d’Act Up parce que personne n’avait trois caméras (rires). Ça a été un peu filmé mais ça n’était pas spectaculaire. Enfin un petit peu quand même, parce que 200 personnes en réunion qui se mettent à hurler… Il y avait quand même un côté spectaculaire mais de ce que les médias et les documentaristes ont retenu, ce ne sont pas forcément les RH. Il fallait que ces scènes soient réussies parce que c’est le cœur d’Act Up. Quasiment rien pendant des années n’a été pas fait à Act Up sans que la RH n’ait été le lieu où on en parlait, en discutait et décidait. Tout le monde est à peu près à la même enseigne. Il n’y a pas un chef puis des exécutants. Toutes les personnes ont pu s’exprimer. À l’époque, il y avait des gens qui n’avaient pas forcément de conscience politique, qui n’avaient pas lu Foucault ou d’autres, et dont les paroles ont bouleversé l’association. Ils ont sollicité la RH pour faire des actions qui ont marqué les choses, qui ont permis de faire avancer des dossiers. Ce n’était pas l’action pour l’action pure, c’était toujours dans un but précis. La RH n’était pas une démocratie mais c’était un lieu où tout le monde pouvait s’exprimer. Tout le monde apportait sa colère ou son envie de changer les choses et c’est là où le film est très fort parce que ce ne sont pas forcément les scènes les plus émouvantes mais c’est là où l’authenticité et la singularité d’Act Up s’expriment le mieux.
Hugues Charbonneau : C’est le seul mouvement qui avait une assemblée générale permanente. Tous les membres étaient là et discutaient de tout chaque semaine. Il n’y a pas de tabou, il y a des tas de réunions spécialisées. La scène où Sean et Max attaquent Hélène a quelque chose de dérangeant. Notre héros a fait une manip, il n’est pas clair, on sent l’intérêt politique du truc. Ils ne savent pas vraiment quelle discussion ils vont provoquer, ils retombent sur leurs pattes en expliquant ce qu’ils voulaient, faire remuer la RH, mais ce qu’ils font attaque une prise de position. C’est tout l’enjeu de Robin Campillo, c’est la fin même du film, c’est de dire qu’on fait de la politique ensemble et on peut faire changer les choses. Il y avait tout un truc sur la mise en scène chez Act Up : on produisait les images dont les médias pouvaient se servir. Il n’y a pas que Foucault et machin, il y a une réalité et c’est ça qu’on voit aussi, des questions réelles, immédiates qui se transforment en objets politiques.
Merci à Jérémy et Annie de l’American Cosmograh de Toulouse, le plus vieux cinéma du futur !, qui ont rendu cette rencontre possible.
120 battements par minute (Grand Prix du Jury Cannes 2017) de Robin Campillo, en salles le 23 août 2017.