Le concert du 15 mai à la Halle aux Grains, dans la saison des Grands Interprètes, se situe au cœur d’une tournée de Nelson Freire en France. Quatre concerts, quatre programmes différents. Sans partition. Nelson Freire, le pianiste universel ? Presque !
Ce soir, quatre compositeurs – et en guise d’apéritif, quatre courtes transcriptions de Jean-Sébastien Bach. Mise en oreilles pour nous, mise en doigts pour le pianiste. A commencer par le prélude en sol mineur, un peu plat dans sa version piano. Les deux Bach/Busoni se tiennent un peu mieux, quoique la liberté de la transcription permette à Nelson Freire des audaces de mesure où la rigueur du Cantor vacille. Et enfin « Jésus que ma joie demeure ». Bon. Le temps de se faire à la salle, qu’il connaît pourtant ? Il faut ajouter que la chaleur brésilienne tombée ce soir-là sur Toulouse n’avait pas empêché une cohorte de scrofuleux d’envahir la Halle aux Grains et de transformer certaines pièces en concerto pour toux en ras-le-bol majeur. A plusieurs reprises le pianiste en a perdu sa concentration. Quoi, moi, grincheux ?
Bon. Le récital peut commencer.
Et c’est la claque ! Quel contraste ! La main de Nelson Freire s’abat sur le clavier, c’est un chêne et un roseau en même temps, il tombe sur les touches sans jamais les fouetter. De quel geste magnifique il entame la Fantaisie de Schumann ! La main gauche, redoutable roulement permanent de doubles croches, est comme une araignée suspendue par le sommet de la paume, qui avance sans férir. Toutes les nuances possibles apparaissent successivement dans un temps très court, dans l’effroyable complexité de la partition et une tension permanente.
Le deuxième mouvement démarre de manière relativement sobre, mais très vite l’étincelle nécessaire à l’exécution de cette folie pianistique, presque tout en croches pointées doubles et en déplacements de main vertigineux, embrase le clavier, jusqu’à la coda prise à un tempo que peu de pianistes osent en concert…. Le dernier accord en mi bémol résonne… il se prolonge… Nelson Freire, pour éviter les applaudissements, enchaîne presque avec le do majeur du mouvement lent.
D’emblée nous sommes pris dans la cantilène à la mélodie puissante, enivrante, profonde. Fermons les yeux, Nelson Freire sait où il va. Il nous guide sur des rivages d’une poésie infinie, une poésie rouge sombre, c’est une invitation à se perdre dans un voyage profondément douloureux dont l’amour ressort exténué, perclus. Le feu gronde, parfois il sourd, parfois il est violent, mais le rythme implacable ne laisse que des braises.
L’entracte nous repose… Le temps d’évoquer cette manière qu’a le pianiste de s’assoir au fond du tabouret, les coudes loin devant le corps presque toujours en extension. Le temps de revoir son visage, toujours doux, rarement souriant, sur lequel la concentration laisse des marques profondes.
Et le revoilà. Bach encore, non, pas loin, les Bacchianas Brasileiras de Villa-Lobos. Comme pour la première partie, il s’agit de préparer l’arrivée du morceau de choix qui suit. Mais le pianiste brésilien est bien présent pour ces petits bijoux, tellement ciselés et bien conduits qu’on est désolé de les entendre s’arrêter.
Chopin enfin et sa troisième sonate. Ils ne font pas semblant. Ni Nelson, tempo d’enfer d’entrée, ni Chopin. Quelle œuvre tout de même… quelle complexité. Quel saut après la seconde sonate, qui elle-même était un miracle par rapport à la première. Et je me prends à rêver en écoutant les notes rouler. Si Chopin était mort à l’âge de Verdi, à quoi aurait ressemblé sa neuvième sonate, inachevée bien sûr ?
Le Scherzo nous embarque directement au cœur du cycle du même nom dont il aurait pu être un cinquième élément : une virtuosité implacable aux deux bouts, où j’ai retenu une main droite à la ligne absolument pure, et trio d’une simplicité évidente.
Le Largo nous plonge dans l’univers des nocturnes. Mais une nuit froide. Une triste lumière penchée, une lune peut-être, éclaire un paysage inégal. C’est déroutant quand on a encore en mémoire le mouvement lent de Schumann. Et cela montre aussi la capacité de Nelson Freire à nous déplacer, à changer si radicalement les univers mentaux où il nous convoque.
Le Finale, presto non tanto, semble attaqué prudemment. Il est vrai qu’au tout début ce n’est que forte. Mais très vite on comprend que Nelson Freire a décidé de tout nous donner. Il ne sera pas dit qu’il s’est économisé à Toulouse ! Le tempo est en fait déchaîné, emporté, parfois à la limite du décrochage sur les dernières mesures. La patte du maître se jette sur le clavier, l’araignée que j’imaginais tout à l’heure s’est transformée en un ptérodactyle rugissant !
Le temps de quelques applaudissements pour nous remettre du choc, Nelson Freire réapparait et jouera successivement deux Intermezzi de Brahms, œuvres de la maturité du maître. Intelligent pour nous faire doucement redescendre sur terre, nous faire revenir au monde, nous préparer au retour inéluctable de la lumière qui tombe des rideaux…
Thibault d’Hauthuille