La Compagnie des Limbes exerce un théâtre articulé autour de la voix et du poème, à l’image de ses spectacles « Emersion » et « 2 » accueillis au Ring.
Si l’on devait qualifier le théâtre de la Compagnie des Limbes, ce serait une recherche de l’oralité, de la musicalité, de l’écoute, selon l’adage d’Henri Meschonnic — l’un des auteurs de prédilection de la compagnie — « au théâtre c’est l’oreille qui voit ». Romain Jarry et Loïc Varanguien de Villepin, tous deux formés au Conservatoire d’art dramatique de Bordeaux, élaborent depuis 2001 un théâtre aux confins de la poésie sonore. Avec pour matériau des poèmes (Ghérasim Luca, Henri Meschonnic, Dennis Cooper) des romans (Virginia Woolf), des essais (Günther Anders, François Julien), des rapports d’audience ou encore des lettres, ils conçoivent une matière poétique, une forme indisciplinée, affranchie de tout naturalisme et d’incarnation scéniques. Renouvelant ses équipes à chaque projet, la compagnie fait souvent appel à des non professionnels, privilégiant ainsi la fragilité de l’interprète, dans un rapport immédiat au présent et à la salle. Les deux directeurs artistiques se sont débarrassés des codes du théâtre au profit d’un face à face intime avec le public et d’un partage de parole, humble et sensible. De cette parole que porte sur scène la performeuse Audrey Joussain dans “Émersion”. En 2001, Loïc Varanguien de Villepin et Romain Jarry découvrent dans une chambre d’hôte du Comminges une correspondance entre une prostituée bordelaise et son client. Six lettres au contenu cru et au ton résigné, écrites dans un français maladroit et heurté, par une certaine Anne, 44 ans, divorcée, démunie. Nous voilà plongés dans les abîmes de l’humain. Nous voilà plongés dans “Émersion”. Après une première création dans une boite de nuit à Bordeaux, “Émersion” voyage à Toulouse et à Marseille. Aujourd’hui, Audrey Joussain donne à nouveau à entendre cette partition sidérante, proche de la mélopée, amplifiée par un micro. Elle livre, seule en scène, le récit intime d’une esclave sexuelle d’aujourd’hui, dans une interprétation désincarnée et exempte de parti pris, évitant tout pathos. Vêtue d’une robe noire la rendant quasi-invisible, Audrey Joussain, regard bleu halluciné, se laisse traverser par les multiples états intérieurs et mots ravageurs d’Anne, dont la soumission et l’acceptation de son sort renvoient la question de la prostitution à une complexité et une ambiguïté perturbant profondément nos représentations. Son corps ancré dans le sol, raide, se meut dans une économie et une lenteur physiques, comme évidé par tous ces outrages subis. Les sonorités électroniques lancinantes de Johann Loiseau révèlent la poétique sombre de ce texte choquant mais nécessaire. Au delà du témoignage d’une prostituée, “Émersion” nous interroge sur les rapports de domination et sur notre servitude volontaire. Le spectateur, saisi, passe par des états émotionnels contrastés : tendu entre la colère et l’empathie, l’indignation et l’affliction, avec le doute que cette femme, à la fois si réelle et si insaisissable, ait réellement existé, comme… émergeant des limbes, ou plutôt des ténèbres.
Metteurs en scène audacieux et exigeants, les deux Bordelais sont aussi comédiens et chanteurs. Loïc Varanguien de Villepin, contre-ténor formé au chant lyrique, crée “2” en 2012, une performance électro-vocale avec le musicien Benjamin Wünsch. “2” entre dans le prolongement des recherches de la Compagnie des Limbes centrées sur l’invention d’une langue. Celle-ci fait entendre les multiples voix du soprano : sons de la forêt, chants et pépiements d’oiseaux, cris, aboiements et bruits de machines, imités et reproduits à la perfection, dans un jeu se confondant avec les textures instrumentales de son partenaire. Dans la lignée des explorations sonores poétiques et primitives de Kurt Schwitters, cette performance est une expérience supranaturelle et troublante. L’auditeur se perd dans un onirisme envoûtant, enveloppé par ce chant des sirènes où la voix se fait musique et la musique voix humaine. La Compagnie des Limbes se saisit de chaque création pour explorer des contrées poétiques inconnues, déployer un nouvel imaginaire, aborder des créateurs de langage, singuliers, des auteurs qui ne font pas nécessairement « théâtre ». Ce sera encore le cas avec son prochain projet au titre prometteur, “L’Utopie est la seule réalité”, d’après l’œuvre d’Élisée Reclus, anarchiste, géographe et écologiste avant l’heure. Cette pièce « géo-poétique » pour trois danseurs et une comédienne est une invitation à traverser par l’imaginaire les paysages de l’auteur de “L’Homme et la Terre”, « cet espace sans bornes qui ne finit jamais et toujours recommence » comme l’écrivait Reclus. Peut-être une des définitions du théâtre de la Compagnie des Limbes…
Une chronique de Sarah Authesserre pour Intramuros
- “2” le samedi 6 mai, “Émersion” du jeudi 18 au samedi 20 mai, 20h30, au Ring (151, route de Blagnac, 05 34 51 34 66, theatre2lacte-lering.com)
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