Bien sûr cela ne se fait pas de critiquer un concert un mois après. Mais pour un programme atemporel, pour des pièces qu’on n’entend qu’une ou deux fois dans sa vie, pour des artistes qui se donnent le temps de créer, j’ai pris la liberté de murir moi aussi.
Lundi 13 mars. Dans le cadre de la saison des clés de Saint-Pierre et donc dans ce magnifique écrin de Saint-Pierre des Cuisines. Je connais presque tous les compositeurs au programme : Bartok, Ravel, de Falla, Lutoslawsky, Berio, et puis Trybucki mais je suis excusé, c’est une création. La scène est large, plusieurs percussions installées et d’autres rangées sur le côté. Une harpe magnifique trône en majesté. Je sais déjà que viendront s’assoir clarinette, violon, flûte, violoncelle, alto, et une chanteuse mezzo.
La construction de ce concert a pris deux ans aux artistes. Leur vœu premier était de donner les Folk Songs de Berio. Ils ont ensuite construit autour de l’opus majeur d’autres œuvres d’origine populaire, existant pour une formation instrumentale équivalente ou arrangées. C’est nettement plus ambitieux que de donner la 6ème de Beethoven en première partie et le concerto de Schumann en seconde… Avant même que la première note soit poussée, on est déjà en admiration devant un tel culot.
On commence en douceur avec un arrangement des danses roumaines de Bartok. Facile pour mon oreille, je les ai jouées dans leur version originale au piano. La mélodie prédomine et je peux guetter la nouveauté en suivant l’instrument qui a la ligne du chant. Ce qui frappe tout de suite, c’est l’homogénéité du groupe d’instrumentistes. On ne peut pas dire qu’ils se retrouvent tous les jours dans cette formation hétéroclite. Mais ils s’entendent tellement bien que d’emblée, on est plongé dans une harmonie d’ensemble sans faille, dans un équilibre parfait entre vents, cordes et percussions, chacun assumant sans trouble d’être à nu.
De Ravel on connait assez bien les mélodies ; même si ce n’est pas son genre prédominant, elles sont d’une profonde originalité. Ici le compositeur est allé chercher des mélodies populaires grecques. L’arrangement fait entendre un emploi des différents instruments très millimétré, chacun ayant des courtes phrases éclairant d’un sens précis le geste mélodie ou rythmique. C’est une des forces de la formation sur scène : chacun assume à son tour un rôle percussif ou mélodique.
Toujours ces mêmes racines populaires dans les six chansons de Manuel de Falla. La mezzo n’a pas le choix, elle ne se donne pas le choix, elle se lance corps et âme, elle s’engage entière dans le chant redoutable. Il n’y a pas de fosse ou d’estrade entre les artistes et le public. Elle est là, debout juste devant nous. De cette fragilité elle fait une force, elle emporte tout. C’est magnifique.
Je jette un voile pudique sur une création que je n’ai pas comprise. Je passe rapidement sur une pièce de Lutoslawsky car j’ai envie d’arriver à Berio, enfin. Ces « folk songs » sont un monde en soi, la frontière entre musique savante et musique populaire est définitivement abolie. Il faut jeter bas tous ses aprioris, toutes les références qui nous encombrent la mémoire musicale. Tout étonne, des gestes des instruments classiques aux intonations de la mezzo, à l’emploi des percussions. Les qualités solistes de chacun font merveille dans cette partition exigeante que l’on entend très très rarement en concert. Alors on ne boude pas son plaisir et on goûte chaque seconde, en se laissant bousculer sans arrière-pensée. Rare.
Il faut enfin dire que la salle était comble. Fidélité aux instrumentistes de l’Orchestre du Capitole ? Au festival des clés de Saint-Pierre ? Curiosité pour le programme ? Je ne sais et peu importe ; c’est rassurant de voir autant de personnes amatrices d’un cycle exigeant, voyage ethnologique et musical unique et non reproductible. Alors en même temps que les musiciens, on peut applaudir la saison des clés de Saint-Pierre, et le public.
Thibault d’Hauthuille