Dans la mythologie grecque, parmi les neuf Muses, telles qu’on peut les voir sculptées au palais d’Achilleion à Corfou, Terpsichore, celle de la poésie lyrique, n’arrive qu’en 5ème position, après celle de la Tragédie, et Calliope, celle de la poésie épique, en dernier.
Et pourtant, Françoise Chandernagor (1) est persuadée que c’est le genre majeur en littérature, au-dessus du théâtre ou du roman.
Je suis tout à fait d’accord avec elle.
Réticente au départ lorsque son éditeur lui a demandé « une anthologie de poèmes d’amour de langue française au féminin » (2), cette grande Dame s’est laissé prendre au jeu. Et elle l’a fait avec empathie, humour et avec tendresse pour ces poétesses rares et occultées; elle a butiné dans toutes les anthologies existantes (où les femmes sont minoritaires et réduites à la portion congrue faut-il le signaler), elle a fait son miel dans ces fleurs rares, éparses et cachées, mais pas du tout fanées.
Plaçant en exergue ce vers resté célèbre de Sappho, poétesse grecque de l’Antiquité, (qu’on aurait tort de réduire au registre des amours saphiques (3) : « Il y aura quelqu’un, un jour, pour se souvenir de nous ».
Dans cette anthologie très personnelle, les textes émanant de femmes poètes francophones de tous horizons sont accompagnés de récits détaillés de leurs vies, souvent riches en péripéties.
Elle les révèle en pleine lumière, loin de tout à priori ou préjugé, comme par exemple Marceline Desbordes-Valmore et Marie Noël qui dépassent largement le cadre où on a voulu les enfermer, Marceline dans celle de l’amoureuse transie (magnifiquement mise en musique par Julien Clerc dans « N’écris pas »), car c’était une révoltée de la tendresse qui osa prendre fait et cause pour les Canuts (ouvriers tisserands dont la devise était « Vivre libre en travaillant, ou mourir en combattant ») de Lyon qui allaient le cul nu et dont l’insurrection fut réprimée dans le sang avec la plus grande bestialité, annonçant par là la boucherie qui éteignit la Commune de Paris quatre décennies plus tard :
Quand le sang inondait cette ville éperdue,
Quand la tombe et le plomb balayant chaque rue,
Excitaient les sanglots des tocsins effrayés,
Quand le rouge incendie aux longs bras déployés,
Étreignait dans ses nœuds les enfants et les pères,
Refoulés sous leurs toits par les feux militaires,
J’étais là ! quand brisant les caveaux ébranlés,
Pressant d’un pied cruel les combles écroulés,
La mort disciplinée et savante au carnage,
Étouffait lâchement le vieillard, le jeune âge,
Et la mère en douleurs près d’un vierge berceau,
Dont les flancs refermés se changeaient en tombeau,
J’étais là : j’écoutais mourir la ville en flammes ;
J’assistais vive et morte au départ de ces âmes,
Que le plomb déchirait et séparait des corps,
Fête affreuse où tintaient de funèbres accords…
Et Marie Noël que l’on cantonna dans celui de la vieille fille confite en dévotion, si elle finit par n’aimer que Dieu, chanta pourtant l’amour avec sensualité très charnelle, comme dans cette Chanson:
Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos…
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?
Et je cousais, je cousais, je cousais…
Il m’a demandé du beurre, du pain,
-ma main en l’ouvrant caressait la huche-
Du cidre nouveau, j’allais et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.
Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…
-Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?
Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi.
J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid, du chaud, des gens, et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres…
Et je causais, je causais, je causais…
De ces regards de femmes sur l’amour émerge peu à peu, au sein d’un patrimoine poétique jusqu’ici essentiellement masculin, un chant singulier. De la très sensuelle Béatriz de Die à la romantique Marceline Desbordes-Valmore, de la sulfureuse Renée Vivien à la pieuse Marie Noël, des « troubadouresses » aux « garçonnes » et des plumes québécoises aux plumes libanaises, ce choix offre au lecteur la chance de découvrir de grandes poétesses restées injustement ignorées. On constate en effet, une fois de plus, que dans ses jugements le « milieu littéraire » fut et demeure résolument misogyne… Un panorama incomparable de l’amour vu par les femmes poètes de langue française.
Avec une prédilection pour la Poésie rimée, celle que certains intellectuels contemporains ont cataloguée « classique » avec mépris, la reléguant souvent aux oubliettes.
De plus, dans un avant-propos d’anthologie (c’est le cas de le dire), plein de saveur, Françoise Chandernagor a délimité son territoire, n’hésitant pas à donner « cinq conseils à une jeune poétesse » ; égratignant au passage une certaine intelligentsia parisienne.
Et elle a osé écrire : « ce n’est pas parce qu’une prose est poétique qu’elle est poésie, elle reste de la prose. « La prose n’est que de la marche quand la poésie c’est la danse même » disait Racan (1589-1670). La Poésie doit rester rythme et chanson.
Et je lui suis profondément reconnaissant d’avoir souligné que c’est grâce à Léo Ferré (qui m’est si cher) que nous sommes encore certains à connaître par cœur « La Complainte » de Rutebeuf, et tant d’autres, à Brassens « La Ballade des Dames du temps jadis » de Villon ou « La prière » de Francis Jammes, à Ferrat « Si je mourrais là-bas » d’Apollinaire ou « Il n’y a pas d’amour heureux » d’Aragon, notre dernier poète courtois…
D’ajouter que la Poésie, on doit l’aimer comme la musique, n’hésitant pas à citer Barbara dans sa savoureuse anthologie.
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », selon Paul Eluard. J’évoquais dans ma dernière chronique, sur les Sacqueboutiers à Saint Pierre des Cuisines, une de mes créations en ce magnifique auditorium que j’avais intitulée « Femmes que j’aime » sur la Poésie des Femmes en France du XIIème au XXème siècle, avec des musiciennes chères à mon cœur.
J’étais parti du constat que la Littérature en général, et la Poésie en particulier, sont ces mouvements littéraires qui n’eurent paradoxalement que très peu « d’auteures » connues, alors qu’elles comptent pourtant dans leur inspiration une majorité de femmes. Mis à part Sappho, comptée par Platon comme l’un des plus célèbres poètes grecs avant que son œuvre ne soit condamnée et détruite par les Chrétiens du IV° siècle, seule la civilisation des troubadours accorda à celles-ci la place qu’elles méritent, c’est-à-dire (presque) égale à celle des homme : la Trobaïritz écrivait et chantait souvent en s’accompagnant au luth, ses poèmes d’amour courtois ou charnel (voir érotique). Mais la Croisade des Albigeois, entre autres méfaits, a vite fait de la remettre à sa place d’objet, soumise à son seigneur et maitre.
Les siècles suivants se hâtèrent de reléguer la moitié de l’humanité dans son rôle de madone, de femme-poème ou de femme-totem, réduites au silence par certaines dominations masculines. Cette forme d’intégrisme a perduré jusqu’au début du XXème siècle en Occident; et aujourd’hui encore dans certaines théocraties.
Constance de Théis (1767-1845), qui n’avait pas la langue dans les poches de sa robe, a bien résumé cet état de fait :
Qu’une femme auteur est à plaindre !
Juste ciel ! le triste métier !
Qu’elle se fasse aimer ou craindre,
Chacun sait la déprécier…..
Un poète blâme sa prose,
Un prosateur blâme ses vers ;
On lui suppose mille travers,
On imprime ce qu’on suppose ;
Sur elle on ment, on rit, on glose,
Aux yeux trompés de l’univers.
Joignez à ces tourments divers
Chansons, épigrammes, pamphlets,
Menus propos des bons apôtres
Et vous connaîtrez ce que c’est
Que d’être un peu moins sot que d’autres.
Juste ciel ! le triste métier !
Oui, j’y renonce pour la vie ;
Fuyez encre, plumes, papier,
Amour des vers, rage ou folie !
Mais non ; revenez m’aveugler,
Bravez ces clameurs indiscrètes !
Ah ! vous savez me consoler
De tous les maux que vous me faites.
Paradoxalement, je me suis moi-même entendu dire par mon père militaire que « la poésie et la musique étaient affaires de femmelettes » ! J’ai eu cependant la chance d’être initié à la Poésie par ma grand-mère Eugènie, qui chantait en s’accompagnait au clavecin, comme toute bonne jeune fille de la bourgeoise, et qui m’a fait découvrir, entre autres, sa chère Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), à la vie si dure et au cœur si grand, (pour laquelle j’ai toujours gardé une tendresse particulière, la confondant peut-être dans mon imaginaire avec cette grand mère née au XIXème siècle qui aurait pu la côtoyer à 40 ans près), avec ce délicieux poème, Les Roses de Saadi, allusion à un Poète persan du XIIème siècle ; c’est également une belle métaphore de la Poésie:
…Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir.
Et j’ai compris que la poésie était leur refuge, leur jardin secret, qu’elles n’ont cessé d’écrire, dans l’intimité de leur cœur ou de leur chambre, les choses de la vie : l’amour, la maternité, la paix, la mort, la joie, la tristesse… Sans oublier qu’il fut très longtemps une époque où tout mariage, travail, divorce, contraception ou avortement, librement choisis, leur était interdits. Sans oublier le droit de vote!
Je n’ose imaginer tous les chefs-d’œuvre que la Littérature universelle, et en particulier celle de Langue Française, a perdu dans cette occultation. Même si elles sont absentes de la plupart des anthologies, j’en ai finalement trouvé un grand nombre au fil de mes lectures buissonnières ou lors de mes recherches comme à la Bibliothèque d’Etudes et du Patrimoine de Toulouse.
Je pense encore aujourd’hui à toutes ces poétesses connues ou inconnues, à toutes ces femmes anonymes, jardinières, dentellières, bergères, couturières, nourrices, cuisinières, servantes, bonnes à tout faire, bourgeoises et aristocrates…; Femmes, épouses, mères, maîtresses, se confiant à la page blanche.
C’est à elles toutes que j’ai dédié mon florilège, point de départ du concert poétique que j’ai souhaité donner à entendre avec des musiciennes de talent, Servane Solana, Véronique Dubuisson, Muriel Erdody et Bernadette Mouillerac ; ainsi que Bénédicte Primault, violoncelliste spécialiste de la musique des Troubadours.
C’est donc avec un très grand plaisir que j’ai dévoré l’anthologie de Madame Chandernagor, y retrouvant certes des élues de mon cœur, d’Azalaïs de Porcairagues à Andrée Chedid, en passant bien sûr par Marceline Desbordes-Valmore et Marie Noël, mais en découvrant d’autres telles Hélène Picard ou Yanette Delétang…
Je recommande donc vivement cette lecture, comme une source de jouvence, à toutes celles et tous ceux qui aiment la Poésie.
De ces poétesses, « Le corps s’en va, mais le cœur séjourne » comme Andrée Chedid l’a fait graver sur sa tombe au Cimetière du Montparnasse (c’est une phrase de Chrétien de Troyes).
Et nous nous enivrons toujours des parfums qu’elles nous ont offerts.
Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront, il est l’heure de s’enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.
Charles Baudelaire (In Les petits poèmes en prose)
E.Fabre-Maigné
23-XI-2016
Pour en savoir plus:
- Après un début de carrière au Conseil d’Etat (entrée à vingt et un ans à l’École Nationale d’Administration -ENA-, elle en était sortie « major », première femme à obtenir ce rang), elle a abandonné le droit et la magistrature pour se consacrer à l’écriture. Depuis son premier ouvrage, L’Allée du Roi, en 1981, Françoise Chandernagor a écrit une pièce de théâtre et neuf romans, dont deux ont fait l’objet d’adaptations télévisuelles. Elle est traduite dans une quinzaine de langues. Depuis 1995, elle est membre de l’Académie Goncourt. Commandeur de l’ordre national du Mérite, en avril 2007 elle est promue Officier de la Légion d’honneur. Françoise Chandernagor est également membre du Prix Jean Giono et du Prix Chateaubriand. Elle est Vice-Présidente de l’association « Liberté pour l’histoire ». Site Internet
2) Une anthologie de la poésie féminine, L’amour au féminin à travers neuf siècles d’expression poétique, par Françoise Chandernagor, aux Editions du Cherche-Midi.
3) Pour les amateurs du genre, signalons le film du coréen Park Chan-wook: Mademoiselle revisite Sade à la sauce nippo-coréenne, les actrices sont belles, parfaitement à l’aise dans les jeux lesbiens, l’image est superbe à la manière des fameuses estampes érotiques (pornographiques) ou non de cette culture, mais le réalisateur aurait pu nous éviter un bon quart d’heure de séance « gore » où il nous fait découvrir un usage sanglant du massicot. Pour ma part, malgré la grande beauté des images, je suis resté hermétique à cette histoire perverse de jeux de dupes. Mais il en faut pour tous les goûts au cinéma comme en poésie : « Vivre et laisser vivre » était la devise de la bourgeoisie éclairée de Vienne avant d’être éradiquée par le nazisme, dont fit partie Stefan Zweig.
Quand les femmes parlent d’amour – Editions du Cherche Midi