Rêve et folie de Georg Trakl
Une mise en scène de Claude Régy. Du 15 au 19 novembre, Petit théâtre, TNT.
Il y a peu de lumière et il faut entrer en silence, nous sommes prévenus. Le théâtre se joue déjà là, non pas derrière la porte mais devant. Il empiète sur nos vies comme une lave froide et invisible et nous enjoint de nous taire. De mettre un terme provisoire à notre agitation futile, d’écarter nos œillères. La pièce n’a pas débuté que les limites de l’art sont dépassées.
J’ai remarqué plusieurs cannes blanches dans la file des spectateurs et tout naturellement, je pense que la pièce se passera en partie ou totalement dans le noir complet. Une fois à l’intérieur, je devine malgré la pénombre, une grande scène recouverte d’un sol charbonneux ; et d’un bout à l’autre de cette scène, à mesure que mes yeux s’accoutument à l’obscurité et grâce au tissu plus clair dont il est fait, un immense arc, comme une voûte, qui s’ouvre à mesure qu’il s’approche de nous. Ce ciel-entonnoir me fait penser aux parois d’une immense matrice de laquelle va émerger l’« explosif insondable(1) ». Dans la salle, pas un bruit en-dehors des pas ou des froissements de tissus du public qui prend place.
« Je crois beaucoup à la vertu du silence, je crois que le silence est un langage et qu’il n’y a de rapport intime avec notre vie intérieure que dans le silence et à travers le silence. Donc j’essaie d’arrêter tous ces papotages qui en général accompagnent l’entrée du public et le temps d’attente du spectacle. Je pense que ce temps est très nécessaire pour rentrer en contact avec soi-même. Il s’agit de sortir un peu du réel et de s’ouvrir à une disponibilité la plus grande possible, à tout ce qui peut advenir d’imprévisible.* »
Et en effet, j’utilise ce temps ouvert pour rentrer en moi, même si une timide appréhension mêlée de curiosité divertit cette introspection. De peur que cette inquiétude ne prenne le visage de l’angoisse, je cherche un moyen de parer à l’abandon auquel je suis contraint. D’abord en écoutant ma respiration. Puis très vite, une idée me vient. Je ferme les yeux en me disant que si je convoque moi-même l’obscurité totale, je verrai plus vite les faibles lueurs qui commenceront à émerger, s’il devait y en avoir. Je me rends compte, finalement, que c’est absurde. Que je vais manquer quelque chose, le moment où le véritable noir va tomber. Rien moins que le commencement de la pièce. Mais surtout, en faisant cela, je me soustrairais à l’un des messages de la pièce. Et probablement que ce dérangement voulu par le metteur en scène a déjà eu lieu : il m’a jeté en pleine face cette peur du noir et du silence que je redoutais. Je craignais d’être en face de moi et j’ai cru qu’en fermant les yeux j’y échapperais.
La nuit factice tombe maintenant timidement, et j’en suis témoin. Lentement. Et le silence total lui répond. Nuit et silence. Nuit qui précède le rêve. Silence qui précède la parole, ou l’impossibilité de dire donc la folie. Un vide « rempli de potentiel.* » « La grande scène vide est une force latente, et quand quelqu’un arrive là-dedans, cette force, cette énergie se cristallise sur lui et il faut que cet être se laisse traverser par cette énergie qui vient du vide.* »
Ce quelqu’un arrive. Nous ne savons pas encore qu’il s’agit d’un être. Une faible lueur apparaît au fond de la scène si lentement que les premières secondes nous doutons qu’effectivement quelque chose émerge. Une ombre se détache, puis des bras, le haut du corps d’un homme. Il bouge lentement(2) et ses mouvements ne présagent aucune direction, comme ballotés par une mer intérieure, la mer de ses tourments. Impossible de distinguer son visage, ni ses pieds égarés hors du champ lumineux. Il se déploie, dérive, se laisse porter et lutte en même temps contre les courants de sa fragile existence. Il vient de naître et s’apprête déjà à mourir. Engourdi par le temps qui passe, il ressemble à un fantôme à qui on aurait donné un corps. Il est l’ombre de ses pensées, empêtrée dans le tissu organique du rêve, la soie de ses cauchemars.
Un son se perpétue, s’accroche à la voûte : c’est la note du scintillement des étoiles masquées mais elle illustre aussi la voix de l’obsession. L’homme a traversé le vide dans un lent cheminement. Il est maintenant au bord de la scène et nous voyons son visage défiguré par un douloureux appel. Une expression d’effroi et de détresse le défigure et convoque en moi le Cri d’Edvard Munch. L’émotion devance la parole et c’est ce qui lui donnera tant de poids. Derrière ce cri qu’il ne délivrera pas, la poésie de Georg Trakl se dénoue de l’étranglement du non-dit. Sa première phrase, qu’il prononce d’une voix grave et chevrotante, il aurait tout aussi bien pu ne pas la dire. Et pourtant elle nous parvient du plus lointain sommeil(3) : « Au soir, le père devint vieillard ; dans de sombres chambres, le visage de la mère se pétrifia, et sur le garçon pesait la malédiction d’une race dégénérée… »
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire
* Claude Régy.
(1) « Le théâtre n’est utile que s’il contient un explosif insondable. » (Espaces perdus, Claude Régy, 1998)
(2) « Mais le silence est redoublé par le ralenti. Et le ralenti et le silence modifient, en fait, le rapport de l’espace et du temps. C’est à la fois une extension de l’espace et une extension du temps. Espace et temps ensemble (…) Agrandir le silence, agrandir l’espace et le temps, c’est ouvrir à l’infini ce lieu impalpable et pourtant sensible : la conscience. En préservant surtout l’intégralité de l’inconnu, la matière noire et l’énergie noire de nos vies intérieures. » (Au-delà des larmes, Claude Régy, 2007)
(3) « C’est le sommeil originaire que retrouve le mort. Il y a triple analogie entre le sommeil nocturne des vivants, le sommeil de la mort et le sommeil fœtal. Ils sont tous trois nocturnes. » (Au-delà des larmes, Claude Régy, 2007)