Entrer en matière
C’est presque la fin de septembre. Douce saison, belle lumière et la promesse de plaisirs de la scène qui recommencent doucement. C’est donc ces jours-ci que tintinnabule le coup d’envoi de la saison nouvelle du Théâtre Garonne : un avant-goût hype and cool en partenariat avec le Printemps de septembre, festival d’arts visuels, qui jusqu’à la fin du mois, nous met en condition avec deux installations vidéo-musicales aux Ateliers Garonne, en entrée libre et en nocturne le week-end. Luanda-Kinshasa, où le cinéaste Stan Douglas revient sur les racines africaines de la musique new-yorkaise du début des 70’s : dans le décor entièrement reconstitué du studio légendaire de la Columbia records, il met en scène un enregistrement fictif où des musiciens improvisent une musique métisse qui préfigure l’afrobeat.
Dans The visitors l’islandais Ragnar Kjartansson joue la carte de la musique répétitive en filmant en simultané dans un vieux manoir des musiciens qui jouent la même mélodie mais isolés les uns des autres et reliés par des casques d’écoute. Point d’orgue de ce début de saison, deux soirées concerts réunissent les pointures jazzistiques mondiales, William Parker et Oliver Lake, tous deux musiciens, compositeurs et poètes. Au milieu de cette entrée en matière interdisciplinaire, Laurent Mauvignier, ami du théâtre, écrivain, pressenti entre autres prix pour le Goncourt et le Femina, vient causer de son très beau dernier roman, Continuer, récit d’amour et de rédemption qui sillonne à cœur perdu les grands espaces de la steppe kirghize.
Questionner le monde et sa diversité
Dans la foulée, le monde est là, si loin si proche : la brochure s’ouvre sur une question toute simple et néanmoins politico-philosophique (« On va où là ? ») tandis que la saison invite chacun à chausser ses bottes de sept lieues et à oublier ses repères habituels. Citant aussi le poète René Char, le Garonne appelle au voyage : « Les routes qui ne promettent pas le pays de leur destination, sont les routes aimées ». Première trouée d’horizon à ouvrir donc dans cette saison foisonnante : celle du déplacement (dans tous les sens du terme), de l’aventure, du mystère et au-delà, du plaisir de la découverte. Voyager pour mieux se retrouver et fouler le terreau d’une humanité commune.
Le Théâtre Garonne est très actif dans le réseau européen House on fire, un réseau fondé en 2012 par dix théâtres et festivals européens qui accompagnent et produisent ensemble des spectacles qui s’attaquent à des thèmes d’actualité – politiques, économiques, sociaux, environnementaux. Nul surprise donc à ce que le tout premier spectacle choisi dans ce cadre soit porté par un collectif grec, le Blitztheatregroup : Late night se présente comme un bal, une dernière danse sur les décombres de ce qui fut ; une occasion festive même si délicieusement et douloureusement nostalgique de se consoler les uns dans les bras des autres, dans un pays en ruines, qui n’est pas vraiment le nôtre mais qui sonne familier même en VO surtitrée.
Autre projet du réseau House on fire, autre coin de la planète : Time’s journey through a room est aussi un voyage (autour d’une chambre cette fois) comme son titre l’indique. Mais Toshiki Okada est japonais. Un jeune metteur en scène, auteur, d’aujourd’hui qui écrit sur l’état de la société nippone, semblant parfois figée dans une gangue de rituels séculaires où les morts reviennent hanter les vivants, le passé habiter le présent. La balade à l’extrémité du globe nous fait revisiter nos géographies intimes et éprouver notre communauté d’humains.
Autre région du monde, à nouveau en Europe : les Balkans. Mladen Materic crée L’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre (remix), d’après Peter Handke, avec les comédiens du Théâtre Tattoo et ceux du Théâtre national de Banja Luka, République serbe. Là aussi, peu importe les distances en kilomètres, l’important est dans ce que cache le cœur des hommes : la pièce est une partition poétique qui se désencombre des mots, une variation comme le Tattoo sait les faire vibrer, avec peu de discours mais un sens inimitable de l’espace et de l’histoire. La petite et la grande. Celle des guerres qui couvent et des paix auxquelles on veut pourtant croire.
Puis, la focale se déplace aux Amériques et ce sont des new-yorkais qui nous jouent le grand soir : The evening réunit trois échantillons assez gratinés d’une humanité sur le fil, un peu borderline mais pas si loin de nous non plus. Un boxeur raté, son manager véreux et une blonde qui les regarde se bouffer le nez. Des êtres juste assez fous pour qu’on en sourie, et juste assez tendres pour qu’on s’identifie. De quoi dégager les prémisses d’une autobiographie ordinaire et généreusement collective de l’humain, comme la tentent également les italiens de Il cielo non è un fondale.
Faire équipe et rester fidèle
Secouer les vieilles hardes et les façons de mettre en scène, créer pour cela en collectif, rechercher les compagnonnages, qu’on soit artistes ou spectateurs, encourager les frottements d’univers, les processus de relecture, les retours et arrêts sur images, montrer l’intégralité de parcours de création qui prennent le temps, la programmation du Garonne s’inscrit pleinement dans ces dynamiques de fond. Et ce dans des partenariats renouvelés avec diverses autres salles de la ville, le Théâtre National de Toulouse, le Théâtre du Capitole, Odyssud, l’Usine, le Théâtre Sorano, etc.
On retrouve donc avec un plaisir et un appétit toujours neufs des compagnies et des troupes aimées : la chorégraphe Maguy Marin bien sûr, figure de la danse contemporaine, qui monte au Garonne trois pièces en collaboration avec Kader Belarbi et le ballet du Capitole ; le collectif La vie brève, mené par Jeanne Candel et Samuel Achache qui présente au printemps sa dernière création après Crocodile trompeur / Didon et Enée : Orfeo, Je suis mort en Arcadie est un chant hétéroclite sur le mythe d’Orphée, à la manière de ce collectif inventif, mêlant jazz, musique ancienne et langage théâtral.
On retrouve également, et c’est toujours une expérience théâtrale qui marque, la dernière création de Claude Régy, Rêve et folie, sur l’écriture du poète autrichien Georg Trackl mort d’une overdose juste avant la première guerre mondiale. Régy, en maître incontesté des images hypnotiques et de la transe verbale, peaufine là une mise en scène crépusculaire qui envoute.
La Needcompany aussi, habituée des lieux,revient avec une geste poétique digne des Mille et une nuits « à propos des mensonges de l’Histoire », Le Poète aveugle. Sept monologues étroitement articulés dessinent, à travers la voix de poètes et poétesses du monde, une cartographie sensible et sensuelle.
Bien sûr, une saison du Garonne ne serait pas la même sans les belges du tg STAN : ils reviennent cette saison non pas seuls mais en association avec d’autres artistes et collectifs amis (Tiago Rodrigues ou Dood Paard pour Art, une variation inattendue sur le texte connu de Yasmina Reza), creusant inlassablement leur sillon de liberté, un théâtre ouvert aux tentatives, exigeant, décomplexé et toujours autant vecteur de plaisir et d’intelligence partagés.
La programmation ouvre d’ailleurs un coup de projecteur durable sur le parcours de Tiago Rodrigues, acteur, auteur et metteur en scène qui traverse l’intégralité de la saison avec trois opus, tous inspirés d’œuvres littéraires : Bovary, qui s’attache davantage aux rouages du procès pour outrage aux bonnes mœurs ayant entouré la parution de l’œuvre de Flaubert qu’aux péripéties habituellement mises en valeur par les adaptations du roman ; Antoine et Cléopâtre, écrit par Rodrigues à partir du matériau de Shakespeare et présenté au Théâtre Sorano ; enfin The way shes dies, un projet en cours d’écriture pour les comédiens du tg STAN à partir d’Anna Karénine… Un parcours qui illustre tout à fait pleinement les liens d’univers et les brassages des genres aujourd’hui à l’œuvre dans les nouvelles tendances de la création.
Partager plus que des spectacles
« Le temps au théâtre est un temps protégé, passé ensemble et donc précieux » dit volontiers Jacky Ohayon, directeur, qui a souvent souligné l’ambition de ce lieu de nous faire « partager davantage que des spectacles ». Un désir d’ouverture à des valeurs communes, à une façon de penser le théâtre de s’ouvrir à des publics élargis et à des artistes multiples, d’ici et d’ailleurs, locaux ou internationaux.
Parmi les artistes du cru on note cette saison la dernière création du GdRA, présentée avec L’Usine – Centre national des arts de la rue : Lenga constitue le premier volet d’un nouveau triptyque, La guerre des natures, dans lequel le collectif mené par Christophe Rulhes continue à explorer la notion de diversité. La pluralité des langues parlées sur la planète et les visions du monde qu’elles traduisent, autant que leur probable disparition, sont évoquées sur scène par des musiciens, acrobates, danseurs et comédiens.
Un mélange de matériaux que l’on retrouve aussi comme principe fondateur du travail de Pierre Rigal, lui aussi artiste attaché à Toulouse, même si ces créations sillonnent le monde : acteurs, danseurs, identités brouillées, Même est sa dernière création interdisciplinaire, où la musique tient une place centrale, et présentée ici avec le TNT.
Toulousain lui aussi, même si c’est d’adoption, l’écrivain Laurent Mauvignier (évoqué en préambule pour son roman Continuer) fait partie de ses compagnons du Théâtre Garonne dont les liens avec le lieu sont désormais indéfectibles. C’est sans nul doute pour cela qu’il y propose sa première écriture et dramaturgie pour la scène, Une blessure légère, à découvrir en janvier. L’occasion pour lui de céder à ses envies de décloisonnement (pourquoi se contenter de la littérature quand on voudrait également filmer, mettre en scène, etc) et pour nous de retrouver son sens inné du scénario.
Parlons des femmes enfin, car il y en a (voir en particulier la programmation hyper féminisée et féministement rebelle d’In extremis, festival axé sur les découvertes en mars) : Isabelle Luccioni, à laquelle on doit un très beau monologue de Molly Bloom tiré de Joyce et crée au Garonne l’an dernier, monte un texte du caustique et délirant Copi, Les quatre jumelles. Un spectacle dont elle dit qu’elle l’offre « comme un alcool fort qui réchauffe le cœur et l’âme, salutaire dans une époque dominée par la peur ». Nathalie Nauze enfin, autre femme d’exigence et de jusque-boutisme choisit un nouveau texte de Lars Noren dont elle est familière de l’œuvre, Acte. Une partition pour un couple, huis-clos explosif à découvrir dans une scénographie de Christophe Bergon.
Cécile Brochard
Des détails supplémentaires et tous les spectacles sur www.theatregaronne.com
Théâtre Garonne – saison 2016/2017
Crédit Photos
Même © Pierre Rigal
The evening © NYCP
The Visitors © Ragnar Kjartansson
Luanda Kinshasa © Stan Douglas
L’heure © Drago Vejnović
Late Night © Vassilis Makris
ART © Sanne Peper
4 jumelles © Ida Jakobs