La Danseuse est le premier long-métrage de Stéphanie Di Giusto, qui raconte le parcours de la danseuse Loïe Fuller, de l’idée de sa danse avec les mètres de voile de tissu, à ses premières représentations, jusqu’à sa rencontre avec Isadora Duncan. Ce premier film a beaucoup de classe. Mon Benoît Debie à la lumière, ça aide déjà pas mal, et un casting juste parfait : Soko et Lily-Rose Depp donnent vie à ces deux figures très différentes, et complémentaires de la danse, Mélanie Thierry et François Damiens. Le regard de François Damiens me bouleverse. Et il y a aussi la danse de Loïe Fuller, reconstituée dans les mêmes conditions qu’à sa création. Juste beau ! C’est un film qui interroge le cinéma. On discute de tout cela avec Stéphanie Di Giusto, sa réalisatrice.
Je trouve que pour un premier film, il a beaucoup de classe. Et durant la projection, je n’ai pas arrêté de penser « elle a dû en baver ».
7 ans ! 3 ans d’écriture, 3 ans de production -ce n’est pas énorme-, des obstacles comme vous n’imaginez pas…. « Mais qui va s’intéresser à la danse ? » des financiers, des préparations de films qui s’arrêtent deux fois… Ça a été un parcours du combattant, mais du coup, quand j’ai tourné, tous les matins je me disais « ça y est, le film va exister ». Le tournage a duré 45 jours. Mon producteur a eu le courage de tourner en France, n’importe quelle production serait partie dans un pays moins cher, puisqu’on était sous-financé.
Au générique, il est fait mention de la République tchèque…
Une semaine sur les 45 jours, car je ne voulais pas faire de la reconstitution d’époque. Tous les décors sont des vrais lieux. Les Folies Bergères de Paris ont été complètement détruites et reconstruites. Je voulais l’idée de la salle de 1900 et je l’ai trouvé à Prague : une salle art nouveau, magnifique.
Alors que l’Opéra Garnier ne bouge pas
Vous n’imaginez pas, entre deux heures du matin et sept heures… un enfer de tourner dans ce lieu ! Mais une fois de plus, tout cela a participé à l’énergie vraie du film. Soko s’est retrouvée, je pense, dans les conditions d’un danseur avant de monter sur scène, avec une tension énorme. C’était important pour moi.
Avez-vous hésité à prendre une danseuse qui aurait été formée au métier d’actrice, plutôt qu’une actrice, Soko, qui a dû être entraînée par une danseuse, Jody Sperling ?
J’ai toujours pensé à une actrice car, pour un premier film j’avais besoin d’expérimenter la direction d’acteur, et à Soko, dès l’écriture, car elle était la seule actrice française à avoir cette énergie et cette façon d’être vraie dans ce qu’elle fait. Dans Augustine, elle était incroyable, elle avait un second rôle dans À l’origine. C’est une actrice que j’aime énormément. Et puis, il y a l’idée que ce n’était pas seulement une actrice, mais une artiste : elle est chanteuse, elle fait des performances sur scène. Je savais qu’il y allait avoir des choses qui allaient dialoguer entre Loïe Fuller et Soko. C’était très important pour moi, comme le fait que malgré ce corps qu’elle a, avec cette maladresse qu’elle explique elle-même, elle a quelque chose de sensuel, une féminité.
« La lumière, c’est important, il faut que ce soit beau » dit Loïe Fuller. Vous dites de Benoît Debie, votre chef opérateur « Je savais, pour avoir vu son travail sur Love, de Gaspard Noé, que c’était lui qu’il me fallait ». Qu’a Benoît que les autres n’ont pas ?
Benoît s’énerve quand ce n’est pas beau. Je ne me suis entourée que de gens obsédées par l’idée toujours de faire ce qu’il y a de plus beau. Benoît n’arrive pas à faire moyen. Il est aussi toujours dans une recherche ultime de quelque chose de nouveau, de jamais vu. Et surtout, Benoît est un artiste. Avec Gaspar Noé ou Harmony Korine, son travail correspond à la personnalité du metteur en scène. Je trouve ça beau quand il y a autant de talent au service du film. Il voulait faire le film en 35 mm, et on a tourné en numérique. J’ai bien fait car il y avait une telle tension, deux décors pour huit heures de tournage par jour -je ne pouvais pas faire d’heures supplémentaires puisque le film était sous-financé-, que je ne pouvais pas le filmer en pellicule, pour une question de temps. Je ne le regrette pas. On a mis des optiques d’époque sur des caméras numériques pour retrouver ce grain, que je voulais absolument. Ce grain, comme les flous, participent à la poésie du film. Benoît était excité de faire des choses qui n’ont jamais été faites comme ce spectacle idéal avec ces vingt-cinq techniciens. Il n’y a aucun effet numérique dans mon film, sauf une tour que j’ai rajoutée pour Brooklyn, au fond. Le brouillard est vrai. C’est une usine de bière en République tchèque, et je vous jure, la brume arrive le matin. Je n’avais pas les moyens d’avoir des machines pour la fabriquer. La peau avec les petits boutons et les imperfections a été retouchés grâce au numérique aussi, mais sinon les danses ont été faites en direct. Aller poser de la couleur sur de la soie qui bouge, c’est impossible. J’ai été trouvé le technicien le plus excitant qui avait travaillé la lumière, car une fois de plus, je n’allais pas prendre un éclairagiste banal. Alexandre Le Brun avait fait un travail sur la cinétique pour les défilés d’Yves Saint-Laurent. Je me suis dit qu’il serait intéressé de refaire le spectacle de Loïe Furrer. Ça l’obsédait de respecter l’époque. Les difficultés étaient toutes réunies pour que je sois heureuse puisque j’aime les difficultés ! Il a fallu trouver la salle qui a 150 mètres, qui a un sol plat -car je voulais mettre des rails pour faire un plan séquence-, je voulais tous les détails d’un vrai théâtre. N’importe qui aurait fait cette scène en studio : il n’y a rien de plus contraignant que de filmer dans un théâtre car c’est cher et vous avez peu de temps, qu’il faut s’insérer entre trois spectacles avant, et trois derrière… Mais que du plaisir ! Un film, ça se joue là aussi, sur les choses que vous ne lâchez pas, sur le casting, les costumes. Je ne partais pas en disant « je vais faire une comédie avec Kad Merad ». J’ai entendu « tu es sûre de ne pas vouloir faire quelque chose de plus simple ? ». J’avais ce film dans le ventre. Au moins, j’ai risqué, j’ai tenté.
Pour la scène de rodéo par exemple, c’est un mois de recherche, mais c’est passionnant de partir à la recherche des Rocheuses du Colorado dans les Alpes dans le Vercors. Le paysan nous prête ses veaux, on a trois Américains qui viennent apprendre comment faire du rodéo. C’est hyper excitant.
Votre producteur a dit que le premier montage faisait 1h20. Qu’est-ce que vous n’osiez pas mettre ?
J’étais en pleurs à chaque fois que je montais une scène, l’émotion de voir les choses se concrétiser. Tout fonctionnait. J’ai eu une envie, car je suis un peu radicale, d’épure : ça, on en a pas besoin, ça non plus ! Je sais que c’est l’inverse de ce que font les autres premiers réalisateurs qui ont du mal à couper… peut-être aussi parce que je suis très provocatrice, comme si inconsciemment, je voulais faire un résumé de mon film. Je voulais donner à ressentir. Je n’aime pas l’idée du dialogue dans un film, j’aurais fait un film muet si j’avais été au bout de ma démarche. J’ai toujours essayé de trouver le geste qui remplace la parole, donc j’ai enlevé. Mon producteur était par terre avec mon film de 1h20 il pensait que je n’avais que ça à monter. J’ai pris du recul, je suis revenue, et j’ai tout dilaté, tendu ma matière et le film était là. J’aurais fait ce film à l’envers jusqu’au bout. La scène de rodéo a été tournée à la fin. Soko s’est entraînée six heures par jour pendant deux mois. Le tournage a été très physique, et elle doit faire la scène de début du film à la fin du tournage : paraître 17 ans, avoir l’air d’être amoureuse de son père. Le matin, elle était miraculeuse, et ce n’était pas du maquillage. Quand je vous dis qu’une actrice, c’est un truc puissant : elle avait ce film dans le ventre, elle aussi, à force que je lui rabâche pendant 3 ou 4 ans.
Vous avez déclaré ne pas connaître Lily-Rose Deep. Comment est-elle arrivée sur le film ?
Je ne la connaissais pas car je ne traîne pas sur Internet. Un acteur m’a parlé d’elle, il l’avait repérée dans un film avec son père et sa mère. Comme c’était mon premier film, j’avais besoin de savoir si c’était une actrice. Elle avait lu le scénario pour accepter le rendez-vous, elle m’avait déjà dit des choses intelligentes au téléphone que des gamines de seize seraient incapables de poser. Je suis donc partie à Los Angeles pour lui faire passer des essais, deux scènes et chorégraphie de corps, avec mon amie qui donne des cours de danse à l’Université de Los Angeles et mon I-phone. Et là, vous avez devant vous une star. La grâce. Elle s’abandonne, elle joue, elle ne fabrique pas, en posant les bonnes questions sur le scénario, avec une maturité incroyable. Sa maturité m’a surprise, et sa présence au cadre. Elle capte la lumière, la grâce. Je pense qu’elle va être une grande star. Je lui souhaite tous les beaux rôles du monde, parce qu’elle le mérite. Et elle est très bien éduquée. Elle a été mon autre étoile.
Et pour cet amant inquiétant, Gaspard Ulliel ?
J’avais besoin de cette figure masculine, que j’ai voulu tordre encore et encore. J’aimais bien l’idée d’un amant inquiétant, comme vous dites. On ne sait jamais s’il va lui faire du bien ou du mal. Finalement, il lui fait du bien puisqu’il est amoureux. Son combat, c’est elle, mais c’est un amour impossible.
En plus des différences de classe, ils semblent ne pas appartenir au même monde avec lui qui a les codes du passé, alors qu’elle est avant-gardiste.
Tout à fait. J’aimais bien aussi l’idée de quelqu’un qui appartient à un autre siècle. Elle est toujours en mouvement, et lui stagne. Il est figé, il n’a pas cette passion sauf pour elle, et du coup, on sent qu’il appartient à une autre époque, avec comme seule issue celle du film.
Vous avez déclaré « J’ai beaucoup aimé flirter avec l’idée, tabou au cinéma, de l’impuissance masculine ». Ce n’est pas le sujet hypertendance, mais l’impuissance masculine a été montrée, comme dans L’Homme irrationnel.
Vous avez complètement raison, mais ce que j’aime, c’est donner à ressentir dans la mise en scène. Woody Allen – comment peut-il encore une fois par an nous éblouir ?- utilise les mots. J’aimais bien l’idée d’aborder la sensualité et pas la sexualité avec le couple. Le cinéma, c’est inventer quelque chose qu’on n’a jamais vue. Eux deux, ils ne sont pas frères et sœurs, pas des amants, il y a malgré tout quelque chose qui les lie. C’est aussi la quête spirituelle de l’autodestruction. Les deux veulent disparaître : elle sur scène, lui de manière plus névrotique.
Avez-vous des scènes auxquelles vous teniez qui ne marchent pas au montage ?
Tout fonctionnait, en tant que mise en scène. J’avais toujours cette intention d’être sur le fil. Je le regretterai peut-être plus tard, mais pour moi, rien ne vaut un regard. Par exemple, pour Gabrielle et Loïe, j’allais plus loin dans leur relation, surtout vers la fin. Est-ce que la vraie émotion ne serait pas de garder cette pudeur ? J’aime bien un cinéma pudique. Je pense qu’il faut arrêter de prendre les spectateurs pour des imbéciles. On sous-estime leur capacité à ressentir des regards. J’ai enlevé des scènes où ça parlait trop, où c’était trop évident.
Le regard de François Damiens qui ne dit pas un mot à la fin me trouble autant que la scène de danse, elle aussi sans paroles.
Ce ne sont que des gens qui n’arrivent pas à s’aimer. Mais la victoire, c’est elle à la fin qui s’assume en tant que femme. Isadora n’est pas qu’une simple traîtresse, car c’est la seule qui la dénude.
Votre film est construit ainsi : de chaque contrariété ou tragédie, quelque chose de positif apparaît.
Exactement. Et je crois en ça. Cela s’est passé durant la fabrication du film : la création est possible par la contrainte. C’est aussi un film sur la foi. La mère fait partie des Mothers, ce premier mouvement féministe américain, protestante anti-alcool, que l’on sait stupide et vain. La plus croyante de toutes, c’est Loïe, avec sa religion à elle : le beau, pas en tant qu’esthétique, mais culturel, n’est pas un combat futile. On vit une époque violente, comme elle en a vécu une, et la seule façon qu’il nous permettra d’être moins bête est de ne plus négliger la culture.
*
« La Danseuse », de Stéphanie Di Giusto, avec Soko, Lily-Rose Depp, Mélanie Thierry, François Damiens, Gaspard Ulliel. En salles le 28 septembre.
Propos recueillis lors la rencontre précédant l’avant-première du film La Danseuse au Cinéma ABC, le 6 septembre 2016.