« Quand un homme se sent parvenu au bout du rouleau, il est parfaitement naturel qu’il ait envie de crier (…) Sinon, son propre souffle le suffoquera, le ciel lui-même l’étouffera. » Paul Auster Moon Palace (Babel, p.260)
Tree of life
Il y a des sons et des musiques qui vous mettent les nerfs en pelote et réclament de se casser la tête, de se laisser pénétrer, et on n’est pas obligé de s’y soumettre, il suffit de tourner le bouton. Si vous n’avez pas envie de ça, c’est très bien, ça ne vaut pas le coup d’aller plus loin, d’autres plaisirs moins dangereux vous attendent, mais ils seront sans doute aussi moins profonds et vous laisseront à la porte du cosmos, sain et sauf. Il paraît évident que l’espèce humaine ne se résume pas à un tas de chairs, de neurones et de muscles animaux. Ceux qui nous considèrent au même niveau que les poissons et les bonobos, à part la question sexuelle peut-être, se trompent. Les humains ont inventé la musique et les noirs américains le jazz. Un manouche à qui il manquait deux doigts en a même créé la forme européenne. Ces derniers faits se sont produits de notre vivant ou de ceux de nos grands-parents, pas plus loin, ce qui est enthousiasmant et paraît vivant sous nos yeux, même si plus d’une fois on a dit que le jazz était mort ou, comme Zappa, qu’il a une drôle d’odeur. Les experts le font naître vers 1890 à la Nouvelle-Orléans. De ce noyau né en fanfare a surgi un arbre aux multiples branches, puis toute une forêt, des espèces originales, nouvelles, changeantes, monstrueuses ou affadies, pénibles ou jouissives, complexes et rébarbatives au premier abord, des champignons et des fleurs, des ronces et des lianes, qui apparaissent ou se meurent en fonction du climat des villes et des états d’âme, des colères, des flambées d’amour et des envies brusques et des découvertes des musiciens ou des publics. Les puristes y ont perdu leurs petits ; des expériences, des opérations, des greffes, des copulations et des bonds ont eu raison des définitions simplistes, des chapelles et des mausolées. Même le dogme du swing, énoncé par Duke Ellington, a été l’objet de disputes aux arguments tranchants et lourds de sens. La bataille est toujours en cours dans les clubs mais le jazz est tout de même un ensemble de musiques qui, pour paraphraser Nietzche, nous apprennent à danser ; l’un des titres du dernier album de Kendrick Lamar, le rappeur de Compton révélé par Dr Dre, s’appelle For Free? et c’est un morceau de choix, même s’il est bref, où se mêlent jazz et flow, dick et beat.
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Tout est politique
Comme je l’ai écrit dans un numéro récent du Brigadier, le festival départemental Jazz sur son 31 raconte depuis trente ans, bon gré, mal gré, l’histoire du swing et aussi du refus du swing, des métissages audacieux et des recherches formelles. Son directeur artistique, le pianiste Philippe Léogé, nous dit que l’histoire du jazz « navigue entre la danse, l’émotion, la révolte, l’intime, l’harmonieux et le strident mais que chacun peut y trouver son bonheur… à condition d’être curieux. C’est un état d’esprit plus qu’un style de musique. » Avant cette grosse machine, il y avait eu les efforts de Gil Pressnitzer à la salle Nougaro, alors simplement centre culturel de l’Aérospatiale, du « Mai du Jazz » et de Mustang production pour faire venir à Toulouse les pointures du genre.
Miles Davis avait joué en 1982, le 10 mai, sous un chapiteau planté devant le supermarché du Mirail, et j’étais assis dans les gradins, éberlué. C’était la tournée du retour après les hits de The Man With The Horn et qui sera gravée dans We Want Miles. Il y avait Mino Cinelu aux percus, Al Foster aux fûts, le jeune Mike Stern et sa Telecaster endiablée, Bill Evans aux cuivres, Marcus Miller avec sa Jazz Bass. Énorme set malgré l’acoustique de cirque Pinder et Miles restait renfrogné, parfois dos au public, avec ses couinements géniaux, dans une salopette ou une sorte de combinaison Taverniti en couleur, du genre de celles qui servaient de costumes au trio Week-end Millionaire. Mais ça n’était pas de la muzak, oh non, ça secouait de partout, c’était les montagnes russes… Je viens de découvrir, c’est une sorte de miracle, que ce concert est disponible (en audio) sur YouTube :
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Le Conseil Général de la Haute-Garonne et l’ADDA (association de développement des arts et de la danse) se piquèrent au jeu et tout s’accéléra lorsque, une fois élu en 1988 à la tête de l’institution, l’amateur de jazz Pierre Izard décida, à l’instar d’autres territoires en France, qu’un festival dédié à cette musique serait une bonne vitrine, un moyen d’animer le département dans ses moindres recoins, et de proposer une saine élévation d’esprit à tout un chacun. Comme l’a écrit un jour Pressnitzer : « Il peut arriver que le jazz soit non pas soluble dans les institutions mais vivifié par elles. » Dans le meilleur des cas, en effet, la puissance publique peut agir sur le prix des billets et une programmation qui sort des sentiers battus. On a vu ailleurs que des festivals de blues programment Eddy Mitchell et de guitare Elton John.
« La politique culturelle du Département, explique Léogé, est avant tout axée sur l’éclectisme des styles et sur des tarifs très bas pour permettre à tous de pouvoir assister à plusieurs concerts et aussi découvrir de nouveaux artistes. »
Quelque chose dans le cornet
Il y eut des moments heureux, d’autres cuisants, des coups de génie et des déceptions, des blagues et des éclats vifs. Steve Coleman, Sonny Rollins, Archie Shepp, Laurent de Wilde, Mike Stern ou Toots Thielemans qui vient de disparaître, on les a eus à la salle Nougaro, à l’Altigone, à L’Escale, à Odyssud ou au Palais des sports. Miles Davis est revenu en 1987, pour la deuxième édition de Jazz sur son 31 – la première digne de ce nom. Il avait le front haut entouré de boucles de longs cheveux souples, et une veste ou un blouson orné de sequins argentés. Le groupe comprenait alors Kenny Garrett au saxophone, digne successeur de Coltrane, Joseph Foley McCreary à la guitare, Darryl Jones à la basse (il allait six ans plus tard remplacer Bill Wyman chez les Stones), Rudy Bird aux percussions, Ricky Wellman à la batterie et Adam Holzman aux claviers. Ce dernier avait toute la confiance de Miles qui s’amusait de voir le musicien manipuler son synthé en bandoulière, comme une guitare (http://www.adamholzman.com/miles.html). On écouta des morceaux récents comme Tutu, Time After Time (de Candi Lauper), Portia, That’s What Happened, Human Nature (de Michael Jackson) ou New Blues.
Cette même année, l’affiche tenait donc la promesse d’un festival luxueux avec Sonny Rollins, Michael Brecker, Eddie Louis et Eddie Palmieri que je retrouvai lors d’une autre édition dans sa loge et qui s’enthousiasma à notre micro, en s’esclaffant, de la « Raza latina » partie à la conquête du monde.
Le festival s’est maintenu dans les hautes eaux. La chanteuse aux quatre octaves Lavelle a lancé des gospels dans la cathédrale Saint-Etienne, John McLaughlin a été prodigieux et élégant à Blagnac (il est le véritable guitare hero de l’histoire, de Miles à l’Inde, d’apocalypse en dévotion, de la damnation à la sérénité). Au même endroit Wynton Marsalis a marché sur la lune dans les pas de (Louis) Armstrong. Roy Hargrove s’est montré sérieux à Ramonville, James Carter a fait hurler son sax aux Mazades, Steve Grossman a dégagé des soli émouvants sous son béret à la salle Nougaro, Omar Sosa et Paolo Fresu ont creusé dans Caruso à Tournefeuille, et le Big Band 31 dirigé par Philippe Léogé a donné des programmes variés à la Halle aux Grains. Une place de choix est toujours réservée aux régionaux de l’étape, sans discrimination : Calleja, Piétri, Labbé, Salut, Chéron, De Chassy, Duthu, Panossian… « Il n’y a pas de notion de festival IN et OFF, tout le monde est logé à la même enseigne. »
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Une « école des musiques vivaces » qui fêtera ses 30 ans en 2017, Music’halle, et un département de l’Université Jean-Jaurès créé autour de Padovani, commencèrent à produire de beaux fruits ; ce sont aujourd’hui encore des ventres féconds. Le Mandala et le Chantaco réunissaient after hours le public jamais rassasié et les musiciens encore vifs. Après la disparition de ces clubs, car Toulouse a perdu beaucoup de son amour du jazz au profit de la passion de l’électro, sans doute une question de démographie, on a eu l’idée d’un club éphémère recréant l’ambiance des petites salles new-yorkaises ou berlinoises. Sous la toile et les loupiotes du Magic Mirror (baptisé Automne Club), derrière les colonnes maçonnes qui gardent la cour du désormais Conseil départemental, l’aventure prend une tournure intimiste et chaleureuse : cocon club.
Néanmoins, c’est au Confluent de Portet qu’on a vu le concert le plus marrant. Screaming Jay Hawkins, créateur du vieux hit I Put The Spell On You (J’’t’ai mis le grappin dessus) se présenta avec sa tête de mort fétiche au bout d’une canne magique, draculant sous cape, animé de tics nerveux et potaches, le regard fou, la bouche pleine d’onomatopées à double sens et avec les cordes vocales d’un baryton mephistophélique.
Une autre fois, Hermeto Pascoal offrit ses mélanges savants et tropicaux sous une montagne de cheveux blancs et certains se souviennent encore du bluesman Clarence « Gatemouth » Brown qui réussit à transformer un bâtiment de caserne en béton en salle de bal d’un bouge texan. A ce propos, une nuit est consacrée chaque année au blues : « Le Blues C’EST la Tradition et le Père Spirituel du Jazz », s’exclame Léogé.
http://dai.ly/xf662j
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30 automnes
L’édition des 30 ans confirme que le jazz reste nourrissant et que ses musiciens, connus ou pas, ont de l’appétit, même si les fauteurs de trouble, les révolutionnaires et autres dangers publics qui sauvent le monde de l’ennui et du sommeil, se font rares.
Parmi les têtes d’affiche, le crooner Gregory Porter, bronze et velours, jazz et soul. Le dernier album de Porter, Take Me To The Alley, est comme la caresse d’une main calleuse avec des griffes qui sortent de temps à autre. La chanson In Fashion, avec son rythme à la Benny and The Jets (Elton John), est comme un doux poison. Le reste à l’avenant.
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Marquis Hill a grandi à Chicago au son de la radio de sa maman qui écoutait Marvin Gaye et les O’Jays. Il dirige aujourd’hui du bout de sa trompette un « Blacktet » au son velouté et noir, un groupe purement acoustique qui transforme pourtant tout ce qu’il touche – standards américains ou titres originaux – en groove complexe, bop, électro, hip-hop, R&B et même andin sur un titre. Le style de Hill est retenu, grave, sombre ; un souffle de forge lente. L’un des musiciens du Blacktet est un excellent vibraphoniste qui nous fait penser bien sûr à Milt Jackson ou Gary Burton ; c’est le bruit de l’eau, l’éclat des bulles, un ballet de mallets, la vibration du ciel (Dernier album : The Way We Play).
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Ibrahim Maalouf traverse les genres et les goûts du public sans abandonner une fière exigence mais en fanfare. Manieur de 1/4 de tons, compositeur et arrangeur bardé de distinctions, le Franco-Libanais s’amuse à faire la promotion de la trompette dans des émissions TV, en tandem avec Matthieu Chedid ou Soprano, tout en produisant des albums sérieux et de leur temps, trempés dans les ambiances mélancoliques du Proche-Orient et le rock actuel. Il a récemment publié deux disques coup sur coup, « hommages à l’éternel féminin ». L’un est dédié à la diva Oum Khalsoum qui étourdissait les foules sentimentales du Caire, composés d’hommes transis, avec son chant profond et déchirant. Le deuxième est consacré aux femmes d’aujourd’hui qui doivent encore et toujours se défendre contre le pouvoir mâle. Maalouf creuse le sujet avec, par exemple, une reprise de Beyoncé, et il y a toujours ces mélopées tristes qui se dégagent de riffs puissants et où le son de la trompette a quelque chose de suave et pénétrant.
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Les musiciens de jazz donnent souvent l’impression, aujourd’hui, d’être en liberté surveillée et de craindre de quitter le plancher des vaches et ses balises, de briser les canons et le silence, d’être grossiers et de devenir fous. A chacun de juger. En tout cas, la carte des pianistes de Jazz sur son 31 ne comporte aucun marteleur furibard mais elle est de grand format.
Shaï Maestro est pianiste sur l’album Seven Seas et autres opus d’Avishai Cohen, le puissant contrebassiste-compositeur. Israélien lui aussi, Maestro développe en trio le même genre de jazz que son ancien patron et maître, volubile, métissé et tonique, empruntant aussi bien à un classique debussyste qu’à d’anciennes mélodies méditerranéennes. M’enfin, s’appeler Maestro, c’est une rude responsabilité (salle Nougaro).
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Paul Ley cite pour sa part Ravel, Michel Legrand, Monk et Oscar Peterson et il est programmé aux urgences de Purpan (!). Le vénérable Ray Lema navigue entre Seine, Garonne et Congo. Bojan Z forme un duo avec le saxophoniste Julien Lourau. A l’Automne Club, ambiance Tribeca ou Mean Street avec Smalls Live qui est le groupe résident d’une boite éponyme de la Grosse Pomme (les deux dirigés par le pianiste Spike Wilner). On verra s’ils ont envie, les uns et les autres, de s’affranchir des codes.
Histoires de tambours (Manu Katché, Jean My Truong) et de contrebasse (Christian McBride à Diagora); récit du destin, gloire et chute d’une femme de couleur aux moeurs libres dans l’Amérique blanche et cruelle (Hommage à l’Impératrice du Blues Bessie Smith par Sarah Lenka); retour dans l’ère du swing, de ses phalanges et de ses chanteuses avec un septet de Paul Chéron tiré du fameux Tuxedo Big Band; blues new-yorkais de poids avec Poppa Chubby… Damned, quelle garbure (et si on nous prend le chou : quel pot-au-feu) ! On remarque même un concert de pompe manouche chanté en occitan : le Savignoni trio & Lo Papet dans une salle des fêtes à Casties-Labrande, un bourg situé à l’ouest de Carbonne.
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Les historiens ne savent toujours pas si le mot jazz dérive d’expressions argotiques désignant la force ou le sperme, du nom d’une danse (chasse-beau), d’un verbe français (jaser), des jazz-belles arpentant les rues de la Nouvelle-Orléans la nuit tombée ou autres pistes remontant à des sources africaines. Toujours est-il que le jazz avale tout et qu’on n’arrête pas de lui sucer la moelle, parfois en créant quelque chose de nouveau, à d’autres moments en vain.
PS : Rudy Van Gelder, l’ingénieur du son légendaire du label Blue Note est mort à la fin de l’été.
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Greg Lamazères
Jazz sur son 31
du 08 au 23 octobre 2016
Automne Club © Aurélien Ferreira