Robert Penavayre et moi-même avons aimé le dernier film de François Ozon, Frantz, (la chronique de Robert est ici, la mienne là) même si nos interprétations diffèrent, sans que l’un de nous deux ait tort. Voici notre rencontre avec François Ozon et Pierre Niney qui tient le premier rôle masculin.
Robert : Quelles étaient vos envies pour ce film ?
François Ozon : En gros, l’envie première était de faire un film sur le mensonge. Dans une époque où on est obsédé par la transparence et la vérité, essayer de montrer que parfois un mensonge dans une période dramatique de guerre pouvait faire du bien à des personnes. A partir de là, un ami m’a parlé de la pièce de Maurice Rostand. Après l’avoir lue, j’ai trouvé qu’il y avait un sujet intéressant. En commençant à travailler dessus, j’ai appris que Lubitsch avait réalisé un film. J’étais un peu dépité. Puis je l’ai vu, et comme la pièce, il est du point de vue du jeune Français, il n’y a pas vraiment de secret. Il m’a semblé intéressant d’être du point de vue des Allemands, notamment de cette jeune fille, qui comme le spectateur, va se demander pourquoi ce garçon vient poser des roses sur la tombe de son fiancé. Cela changeait complètement la perceptive de l’histoire. Je l’ai beaucoup transformée, en ajoutant cette seconde partie qui est absente de la pièce. Cela m’intéressait de construire le film en miroir. Au début, c’est Adrien qui vient en Allemagne, dans la seconde partie, c’est Anna qui se rend en France. Il y a les deux familles, allemande puis française ; les deux chants nationalistes ; la nature française et la nature allemande, comme le fiancé allemand d’Anna, et la fiancée française. Il y a eu aussi l’envie de proposer un rôle à Pierre que j’avais croisé auparavant. Tout de suite, il a marché à fond sur le côté suspense de l’histoire.
Pierre Niney : J’ai adoré comment le scénario m’avait menti à la première lecture. Je voyais la mélodie de ce que voulait faire François. On est déjà au cœur du sujet quand le scénario nous ment, les personnages mentent, et le film parle du mensonge. On a beaucoup parlé de ce suspense à amener, cette ambiguïté, et de la fragilité du personnage. Tout ça représentait des enjeux intéressants, avec savoir jouer du violon, la valse, et parler allemand. Paula m’a enregistré tous les textes que j’écoutais chaque jour durant le tournage précédent, sur mon scooter, pendant les pauses, puis pendant le mois de préparation. Frantz est la rencontre de trois choses qui sont rares : un très beau personnage ambigu, qui est un peu un mort-vivant, qui n’arrivera jamais à se pardonner ; un film très bien écrit, avec un très bon réalisateur. Je me suis senti très chanceux.
Carine : Dans vos trois derniers films, Un Homme idéal, Five et celui-ci, vous interprétez un menteur. Comment se renouveler ? Les directives des réalisateurs sont-elles différentes ?
Pierre Niney : Oui, très différentes d’un personnage à l’autre. Je ne crois pas mentir beaucoup dans la vie. Quand le mensonge au cinéma est bien traité, je trouve ça fascinant : la force de l’image et du verbe, et quand les deux ne disent pas forcément la même chose, le grincement est intéressant. Dans le film de François, il y a une dimension que je ne trouvais pas dans les films d’avant, celle du mensonge salvateur, le mensonge qui fait du bien. C’est une question morale qui se pose après une guerre terrible. Je la trouve super intéressante parce qu’elle est grinçante et en même temps parce qu’elle me parle en tant qu’artiste : l’imaginaire. On aime tous entendre raconter des belles histoires.
François Ozon : Je pense qu’au-delà du mensonge, le film parle du besoin de fiction pour continuer à vivre, le besoin de l’art en général, de se raconter des histoires, de mettre à distance la vie grâce à ce tableau, le fait que le suicidé soit sur un tableau, et qu’elle soit vivante. Au-delà du mensonge, c’est de la fiction dont ça parle.
Carine : Différentes formes d’art, peinture, opéra, musique, poésie sont utilisées à des moments clés du film, et montre que l’art est essentiel.
François Ozon : Ce film montre une montée des nationalismes des deux côtés. Je me disais que c’était intéressant de développer que ce qui pouvait réunir ces deux pays est la culture, l’éducation, la connaissance de l’autre. A l’époque, il y avait beaucoup d’échanges franco-allemands. J’avais aussi l’impression que cela faisait échos à la période actuelle où on sent une crispation sur l’idée d’une entité, le retour aux frontières, l’angoisse de l’étranger. Montrer que ces deux jeunes hommes, chacun dans leur pays, pouvait se retrouver grâce à la culture.
Pierre Niney : François propose aussi dans ce film l’idée que l’art est un pont entre les morts et les vivants. Je m’en suis rendu compte en voyant le film, pas à la lecture du scénario, avec le violon qui passe de l’un à l’autre. J’ai commencé par le théâtre où il y a toujours l’idée qu’on s’adresse à des fantômes. On traverse cette frontière entre vivant et mort. J’aime beaucoup cette idée qui est vraiment à l’image du film.
Robert : Auriez-vous fait le film sans Pierre ?
François Ozon : J’aurais pris un autre acteur s’il m’avait dit non. Mais c’est vrai que Pierre me semblait idéal pour le rôle, je lui ai donné un scénario vraiment très en amont. C’était l’acteur de cette génération qui correspondait au rôle. La première fois que je l’ai remarqué, c’était dans le film J’aime regarder les filles où je trouvais qu’il avait une fragilité, une sensibilité très assumées par rapport à d’autres acteurs qui sont plus en force. Je l’avais beaucoup aimé dans Yves Saint Laurent. J’avais plus d’angoisse à trouver le personnage féminin qui porte l’histoire. J’avais dit à la responsable du casting allemand que je cherchais Romy Schneider dans Sissi. J’ai rencontré plusieurs actrices, et Paula était idéale parce qu’elle était charmante, belle, intelligente, avec une maturité car elle avait vingt ans pendant le tournage.
Robert : Quelle était « l’équation » entre le noir et blanc et les couleurs ?
François Ozon : C’était une grande discussion avec mes producteurs qui voulaient que les choses soient très claires avec ce que représente le noir et blanc, et ce que représente la couleur. Il n’était pas prévu à l’écriture que le film se fasse en noir et blanc. C’est au moment des repérages que l’idée est venue. On a trouvé plein de décors très bien, mais aujourd’hui toutes les villes sont rénovées et la petite ville en Allemagne de l’Est est un peu du Walt Disney en couleurs, tous les colombages étaient bleus, verts, rouges. Passer en noir et blanc permettait de tout lisser et en même temps ça apportait un sentiment de réalisme, de véracité à cette histoire : notre mémoire et notre inconscient sur 14-18, c’est du noir et blanc. Du coup cela donne un aspect plus réel qui va permettre aux spectateurs, en tout cas selon moi, de rentrer davantage dans l’histoire. J’adore le technicolor, j’aime travailler la mise en scène avec l’idée de la couleur, j’étais donc un peu frustré. J’avais demandé à la jeune fille allemande de trouver un décor à la Caspar David Friedrich pour la scène de la promenade. Quand j’avais vu ce décor super beau, j’ai trouvé dommage de le tourner en noir et blanc. J’ai alors eu l’idée de ramener de la couleur. Selon les moments du film, la couleur peut avoir des fonctions différentes, elle n’a pas toujours le même sens. De manière générale, c’est la vie qui reprend. Après la guerre, dans cette période de deuil le noir et blanc convient très bien, et la couleur est la vie qui reprend petit à petit. J’avais envie que ce soit plus de l’ordre de la sensation que quelque chose de logique.
Carine : Y a-t-il eu des changements entre le script et le montage pour ces passages à la couleur ?
François Ozon : Il y avait plus de scènes prévues en couleurs. C’était une grande discussion avec le chef opérateur parce qu’il n’éclairait pas de la même manière. Quand il était sûr que c’était du noir et blanc, il mettait des filtres rouges, verts, bleus pour jouer sur les contrastes. On savait que si on repassait en couleurs, j’aurais une image toute rouge. Je lui disais très clairement les scènes et au montage on voyait très vite ce qui marchait et ne marchait pas. Notamment il y avait plus de choses prévues en couleurs dans la seconde partie, quand Adrien retrouve Anna dans la promenade tous les deux. Cette scène ne marchait pas du tout en couleurs car ils se disaient des choses tragiques, qu’il ne se pardonnait pas, qu’elle avait eu envie de se suicider. On ne voulait pas voir de la couleur à ce moment-là. C’était assez simple au montage de voir ce qui marchait et ce qui ne marchait pas.
Carine et Robert : Peut-on parler du travail sur le son ?
François Ozon : C’est marrant que vous m’en parliez parce que c’était très compliqué. Aujourd’hui, les ingénieurs du son et monteurs son ont tendance à rajouter beaucoup de bruits, des choses très concrètes. Pour un film d’époque, il y a des bruits à mettre, comme ceux de carriole. Très vite quand j’ai écouté le montage son, j’ai trouvé ça catastrophique : il y avait énormément de bruit, tout était très vivant. J’ai regardé du coup des films que j’aimais bien, notamment Le Ruban blanc d’Haneke où il n’y a quasiment rien. J’ai demandé au mixeur que je connais très bien et au monteur son du film comment ils avaient travaillé. Ils m’ont dit que plein de choses étaient prévues et Haneke a tout viré au moment du mixage. Je me suis rendu compte que c’était ce qu’il fallait faire aussi. Plus on enlevait de choses, plus on gardait juste des détails, plus on croyait à la scène et plus cela semblait réaliste. Donc on a viré tous les sons de carrioles, tous les bruits qu’on met d’habitude dans un film d’époque pour enrichir, donner l’impression qu’il y a de la vie. Comme c’était une petite ville d’après-guerre, il n’y avait pas besoin de beaucoup. On a épuré au maximum pour qu’il y ait juste des choses concrètes et signifiantes qui s’entendent et se remarquent.
Carine : D’autres changements au montage ?
François Ozon : des scènes ont été coupées, on a épuré, resserré. J’ai pas mal coupé sur les parents au début, la famille allemande était un peu plus développée. J’aime beaucoup le montage parce que c’est une réécriture, c’est un moment où on se ré-approprie les choses, on se rend compte de ce qui marche ou pas, puis on sent qu’on peut réorienter le film vers telle ou telle chose.
NE PAS LIRE SI VOUS N’AVEZ PAS VU LE FILM, VOUS ETES PREVENUS…
Robert : Cela fait débat entre nous : peut-on dire que ce qui vit Adrien est une vie fantasmée ?
Pierre Niney : On ne s’attend pas à ce secret. Et malgré cela, le film est assez riche et joue assez sur les ambiguïtés pour que la révélation du secret ne ferme pas de portes à des possibilités de relations entre Frantz et Adrien. Le film n’est pas qu’une chose, pas uniquement le fait que j’ai tué un homme. Le vrai motif pour lequel Adrien est venu dans cette ville est assez trouble : vient-il chercher un pardon ? du réconfort ? à prendre l’identité de ce garçon ? A-t-il eu un coup de foudre fraternel ou amoureux pour ce garçon. J’aime dans le cinéma de François qu’il y ait assez de réponses pour que le film soit divertissant -au sens noble du terme- et assez de possibilités pour que ce soit riche pour les spectateurs pour qu’ils proposent des théories différentes. J’ai vu le film avec ma sœur et ma fiancée, et à l’issue de la projection, nous avions trois points de vue différents. J’adore le trouble que produit la scène au musée à la fin. Quand François dit que le montage est une réécriture, il a mis ma voix sur la voix du jeune homme au musée
François Ozon : Il ne fallait pas le dire (rires). J’ai mélangé les deux voix pour que ça sonne un peu comme la voix d’Adrien. Par rapport à l’idée du mensonge, j’aime qu’il raconte au début une histoire à laquelle le spectateur croit, au milieu du film on se dit qu’il nous a baladés, et à la fin du film on peut se dire qu’il y a une part de vérité dans ce mensonge.
Carine : Je vous tire mon chapeau, car c’est très fort de mener ces deux possibilités, ce qu’il dit et ce qu’on ressent, du moins pour moi, comme étant une relation amoureuse, qui tiennent la route jusqu’au bout. Quand il confesse l’avoir tué, j’ai lâché un « bé merde alors »
Pierre Niney : Vous auriez voulu une histoire d’amour ?
Carine : Pas spécialement, c’était plus le constat que monsieur Ozon m’avait baladée encore une fois, comme il sait le faire. Tous les dialogues qui suivent la révélation du secret (lire la chronique du film) ont un double sens qui permet encore cette relation homosexuelle, sans que ce soit appuyé, sans tomber dans la caricature du personnage homosexuel.
François Ozon : Je lui avais demandé de ne pas trop faire Cage aux folles (rires des deux). Il y a quelque chose de l’ordre amoureux, qui n’est pas consommé, mais pour moi effectivement, le personnage d’Adrien n’est pas très clair dans son désir.
Propos recueillis lors la conférence de presse précédant l’avant-première du film Frantz au Gaumont Wilson, le 23 août 2016.
FRANTZ, de François Ozon, avec Pierre Niney, Paula Beer, Ernst Stötzner, Alice De Lencquesaing.
En salles depuis le 7 septembre