La 12e édition du Marathon des mots à Toulouse, du 23 au 26 juin 2016
La littérature africaine existe. On cite souvent l’écrivain, diplomate et ethnologue peul Hampâté Bâ (1901-2001) : « Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Ce proverbe, il l’a formulé en d’autres termes lors d’un discours de 1960 à L’UNESCO, alors que son pays, le Mali, gagnait son indépendance. «…Il s’agira d’un gigantesque monument oral à sauver de la destruction par la mort, la mort des traditionalistes qui en sont les seuls dépositaires. Ils sont hélas au déclin de leurs jours. (…) Pour moi, je considère la mort de chacun de ces traditionalistes comme l’incendie d’un fond culturel non exploité. »
Pour autant, la littérature africaine n’est pas seulement orale, le fait de palabreurs, loin de là ; on apprend qu’il y a eu l’écriture ge’ez dans la Corne de l’Afrique et, à Tombouctou, près d’un million de manuscrits médiévaux sont écrits en caractères arabes, dans les langues arabe, touareg, songhaï et peul, un trésor menacé part des insectes enragés à deux pattes. De plus, comme l’Afrique est un continent qui va d’Alger au Cap, de Dakar à Nairobi, du Caire à Lagos, et donc de Sansal, El Aswany et Ghitani à Nadine Gordimer et Sony Labou Tansi, on ne peut la réduire à un quelconque folklore, même si, pour voir les choses en face, les peuples de la Terre auront encore longtemps des réactions de race. Dans un pastiche habile et cocasse intitulé « Industrie et répression sexuelle dans une société de la plaine du Pô », le regretté Umberto Eco (à qui le Marathon des Mots rendra hommage par ailleurs) produit l’enquête d’un chercheur recommandé par « l’Anthropological Institute des îles de l’Amirauté » qui dit en préambule : « Pendant des années, ceux qui se sont penchés sur les us et coutumes des peuples occidentaux l’ont fait à partir d’un schéma théorique et apriorique qui a interdit toute possibilité de compréhension. Le fait de condamner les occidentaux comme peuples primitifs uniquement parce qu’ils s’adonnent au culte de la machine et sont encore loin d’un contact vivant avec la nature constitue un bel arsenal d’idées fausses qui a servi à nos ancêtres pour juger les hommes incolores et en particulier les Européens. » (Pastiches et postiches, 10/18) Et, dans Les nègres (Jean Genet), Vertu déclame la litanie des Blêmes : « Blêmes comme le ventre d’un cobra, blêmes comme leurs condamnés à mort, blêmes… ».
L’Autre est notre grand problème et la mystérieuse Afrique a toujours fasciné les Occidentaux qui en ont souvent fait une incarnation et le théâtre de leurs propres profondeurs « sauvages ». Ainsi Joseph Conrad, dans Au-delà des ténèbres, où le héros remonte le fleuve à la recherche d’un fou. Les Noirs eux-mêmes n’y ont d’autre réalité que celle de fantômes adossés aux arbres dans la moiteur de la nuit.
« Je voudrais être noir », chantait Nino Ferrer, mais il voulait peut-être dire gris.
Wole Soyinka est cet écrivain et auteur de théâtre nigérian, activiste politique longtemps en exil et prix Nobel 1986 (premier Noir, premier Africain) qui a opposé à la négritude de Césaire et Senghor, son propre concept de tigritude : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore. »
La prochaine fois, le feu », publiait l’Américain James Baldwin en 1963, tandis que James Brown, dans ces années-là, scandait : « I’m black and proud ! »
(Mouton noir, documentaire de Thomas Mauceri, au programme du Marathon)
http://dai.ly/xd9wy1
Mais nous sommes en 2016 et, quoi qu’on en pense, l’Afrique avance, parfois grâce à ses intellectuels qui vivent ailleurs. Réveiller une conscience et une mémoire, de l’esclavage et de la colonisation notamment, semble parfois la grande affaire. Cependant, la jeunesse regarde devant soi et retrouve ses manches pour raconter des histoires ou monter des entreprises en tentant d’effacer l’ancien monde, blanc ou noir, qui pourrit sur pied.
Nous avons à Toulouse Serge Mokanda qui prend le problème à bras-le-corps, dans une perspective moderne, allégée des vieux griefs, en écrivant des essais où il exhorte les Africains à devenir les entrepreneurs de leur propre développement, moral, politique, culturel et économique, sans se laisser dicter leur loi, avec la fermeté et la ruse du diplomate, et un solide corpus d’arguments mûrement réfléchis et exposés sereinement, sinon encore souverainement.
On demande un jour à Hampâté Bâ ce l’Afrique pourrait apporter aux Occidentaux ; il répond tout de go : « Le rire, que vous avez perdu. » A lire les romans d’Ahmadou Kourouma, Alain Mabanckou et Fatou Diome, on ne peut qu’acquiescer, tout en reconnaissant une force de style et une ironie douce-amère qui vous serrent le coeur. Ce sont des créateurs qui ont leur place partout dans le monde, « un pied en Afrique, un pied en Europe ou aux USA » et jusque dans les meilleures universités, mais qui n’oublient ni leur vocabulaire ni leur grammaire d’origine et, s’ils écrivent en français, en anglais, en portugais, c’est en y mettant un sacré grain de sel et une force particulière, inconnue, nouvelle.
(Alain Mabanckou, écrivain, enseignant à UCLA et au Collège de France : “Lettres noires : des ténèbres à la lumière”)
Pour sa douzième édition, le Marathon des Mots invite une douzaine d’écrivains, « tenants d’une Afrique vivante, rebelle et créatrice qui dépasse les frontières du continent africain pour s’établir dans le monde entier. » Peut-être s’agit-il aussi de dépasser les limites de la couleur de peau, et on songe à Malcolm X découvrant dans la Bible et les dictionnaires, alors qu’il purge un peine de prison, que le noir est toujours la couleur du mal, tandis que le blanc est signe d’innocence. L’Histoire est écrite par les vainqueurs du moment. On ira à des lectures et des rencontres, et sont prévus des feux croisés avec des écrivains français, haïtiens, les éditions Zulma, le plasticien Gam et la chanteuse malienne Rokia Traoré. Dans son dernier album, elle signe avec Toni Morrison une chanson qui est, selon Serge Roué, directeur du Marathon des Mots et à la fois breton et béninois, une ode à la fraternité et au respect, un concentré de l’esprit du Marathon.
Les organisateurs ouvrent leur programme à « la condition noire en Europe et aux USA » avec les mots de Baldwin, Joyce Carol Oates, Richard Wright ou Harper Lee, dans la voix de Denis Lavant, Bruno Putzulu, Pierre Marty et Daniel Mesguich, et des invités comme Laferrière et Mabanckou, engagés dans une formidable « battle » amicale, sinon fraternelle. Il y a un Marathon des idées consacré à Barack Obama avant que Trump ou Clinton ne viennent balayer le souvenir de sa politique, mais sans doute pas de sa pensée (Le discours de Philadelphie en 2008 : « De la race en Amérique »), et un Marathon pour Toni Morrison, prix Nobel de littérature, avec Nicole Garcia et Ariane Ascaride. Le premier roman de Morrison, publié en 1970, raconte l’histoire de Picola Breedlove, une jeune fille noire qui voudrait tant avoir les yeux bleus. « Je voulais montrer comment quelque chose d’aussi grotesque que la diabolisation d’une race entière pouvait prendre racine dans le plus délicat membre de la société : un enfant ; le plus vulnérable : une fille. » Toni Morrison a toujours accepté l’étiquette d’« écrivain noir », une femme de couleur qui a grandi au fin fond de l’Ohio et qui s’adresse aux Noirs sans avoir à s’excuser ni se considérer comme limitée, encore moins à devoir supporter la critique blanche, ni se soucier de son approbation, ce que Baldwin appelait « le petit homme blanc enfoui en chacun de nous. »
Entretien avec Serge Roué, directeur du Marathon des Mots
L’Espace Bazacle, au-dessus des remous de la Garonne, devrait se remplir des effluves du Niger, du Nil, du Congo et du Mississippi, des mots de Paul Bowles, Joseph Conrad, Naguib Mahfouz et Mark Twain, et d’autres expositions évoqueront l’histoire des Afro-Antillais ou du combat pour les droits civiques aux USA. Ce dernier thème est illustré par la figure de Nina Simone, qui était née en Caroline du Nord dans les années 30 et pour laquelle on a programmé un concert dessiné. La rude chanteuse avait à son répertoire le traditionnel « Black is the Colour (of my True Love’s Hair) », « Mississippi Goddam » dédié aux fillettes mortes après l’explosion d’une bombe dans une église baptiste de Birmingham en Alabama, « Four Women », manifeste féministe et tiers-mondiste, ou encore « Strange Fruit », après Billie Holiday, où il est question de corps noirs pendus aux plus hautes branches des peupliers et oscillant dans la brise du Sud. « A la fin des années 60, je voyais deux visages dans le miroir ; l’un reflétait ma fierté d’avoir la peau noire et d’être une femme, l’autre la conviction que c’était ma couleur et mon sexe qui avaient tout foutu en l’air dès le départ » raconte-t-elle dans son autobiographie.
https://youtu.be/OSU5n7MElxw
L’exotisme est parfois rigolo. Le troubadour batave, blanc et blond du Comminges Dick Annegarn, dont les échos de la chanson « Bruxelles » ont résonné lugubrement (ou peut-être comme une chaude lampe) dans la récente actualité du terrorisme, vit une partie de l’année au Maroc et il a pour hobby de documenter des musiques et rythmes nord-africains essentiels sur sa chaîne Youtube. Avec la complicité des Amis du Verbe et main dans la main avec le journaliste et historien de la chanson française Bertrand Dicale, Dick est à nouveau du Marathon (qu’il a autrefois combattu à grands coups de verbe) avec un spectacle inédit, L’Afrique imaginaire, à partir d’un répertoire de chansons françaises bien connues et bariolées. Babacar ou Melissa ont les couleurs et les rythmes de l’Afrique ou des Antilles dans leur version touristique, et relèvent d’un « exotisme aberrant », selon Serge Roué.
Bien sûr, les Noirs ne sont pas les seuls à subir les regards offensants. On a dit des Tziganes qu’ils étaient les « nègres de l’Europe », les femmes font toujours peur aux hommes et il suffit d’être un pas à côté de la norme pour paraître dangereux, un étrange étranger. Que ressent-on dans la peau d’Annie Ernaux ou Christine Angot ?
Les théâtres, salles, librairies, médiathèques et bibliothèques de la métropole et de toute la région Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, sont les lieux du Marathon des Mots qui, à un moment, s’est laissé convaincre de faire participer les forces vives locales ; nous rencontrerons et entendrons Didier Goupil, Frédérique Martin, Alain Monnier ou encore Benoît Séverac – tous ont une audience qui va bien au-delà des frontières de la région, ce qui nous ramène en quelque sorte au sujet principal.
Je vois enfin dans le programme cet étonnant tissage de pères et de fils, biologiques et spirituels, à trois voix : Augustin Charnet (du fameux groupe toulousain Kid Wise) se retrouve engagé dans un « Tandaime pour Nougaro » avec son père l’écrivain et poète Yves Charnet (« Prose du fils »).
On lira partout, et partout on tendra l’oreille, peut-être pour le murmure de l’harmattan, ce vent dangereux, cousin de l’autan, et pour entendre, comme le pensent certains, que notre vieux monde a passé son tour, que des forces nouvelles doivent prendre le leur.
Greg Lamazères
du 23 au 26 juin 2016
Africa Nova
affiche :
Affogbolos « blue » © Pierre-Christophe Gam