Le chef rossinien Antonino Fogliani dirige au Théâtre du Capitole « l’Italienne à Alger », de Rossini, à l’occasion des représentations d’une nouvelle production confiée à Laura Scozzi.
Alors âgé 21 ans, Gioacchino Rossini venait de terminer pour La Fenice « Tancredi », en février 1813, lorsqu’il reçoit commande d’un nouvel ouvrage lyrique pour le Teatro San Benedetto de Venise. Écrit en 27 jours pour remplacer un opéra de Carlo Coccia, « l’Italienne à Alger » est créé en mai 1813 sur un livret qui avait déjà été mis en musique par Luigi Mosca à la Scala, en 1808. Le onzième ouvrage scénique de Rossini remporte alors un triomphe qui se confirmera dans toute l’Italie, puis dans plusieurs pays d’Europe. Partant du modèle napolitain de l’opera buffa qu’il maîtrise à la perfection, Rossini injecte une série d’effets qui, tout en servant le comique de l’œuvre, parodient et ridiculisent le genre de l’opera seria saturé de pathos amoureux et d’élans patriotiques. Quant à l’écriture vocale, elle s’écarte de toute psychologie et annonce l’abstraction qui sera la marque de fabrique de Rossini, lequel livrera notamment par la suite « le Turc en Italie » en 1814, « le Barbier de Séville » en 1816, « la Cenerentola » en 1817. « L’Italienne à Alger » fait désormais de lui un maître absolu de la farce en musique. Aucun autre opéra ne traitera le genre buffo avec autant d’audace et de liberté d’imagination, que ce soit dans le rythme, la construction dramatique ou le traitement de la langue – réduite par moments à une pure partition musicale. Cette turquerie à l’exotisme et à la dérision affichés n’est ici pour le jeune musicien qu’un prétexte pour livrer un pur chef-d’œuvre de virtuosité.
Pour diriger cet ouvrage, le Théâtre du Capitole invite pour la première fois à Toulouse Antonino Fogliani (photo), grand chef rossinien et directeur musical du Festival Rossini de Bad Wildbad. Il déclare dans un entretien réalisé par l’opéra toulousain: «Rossini représente pour moi la quintessence du génie italien. À l’égal de Dante, Leonardo da Vinci, Michel-Ange et Caravaggio, il a su donner à l’opéra italien – mais pas uniquement – une dimension nouvelle et fascinante. Il puise de solides racines dans le classicisme viennois, et en particulier chez Joseph Haydn, mais il a su, dans le même temps, être un précurseur tourné vers l’avenir. Il innove véritablement tant dans le style que dans la poétique. À dire vrai, il dialogue étroitement avec une sensibilité de l’absurde et du non sens, typique d’une partie du XIXe siècle. Et puis, le sens si clair de la forme est pour moi un plaisir intellectuel sans égal», confie le chef.
Pour Antonino Fogliani, «Rossini est le père de tous les compositeurs d’opéra qui lui succèdent. Aucun n’a pu éviter la confrontation avec lui et nul n’en est sorti vainqueur. Mais le véritable belcanto est mort avec lui. Il est d’usage de parler de belcanto pour Bellini, Donizetti ou Mercandante alors que Guillaume Tell représente un point de non-retour. Il semble que Rossini, en portant à la perfection l’équilibre entre le drame et la musique, avait confié à ses jeunes collègues le témoignage d’un nouveau monde musical. La magie du véritable belcanto est, pour un interprète, de prouver avec force et intensité les émotions ressenties par les personnages, mais sans que celles-ci se manifestent de manière “vériste”. Rossini parle de sa musique en la décrivant comme “une atmosphère morale”. Sa musique se déroule horizontalement sur le drame : elle ne délivre aucun jugement ou parti pris pour l’un ou l’autre personnage. Une reine aussi perfide que Semiramide est présentée avec objectivité, sans a priori négatif : l’auditeur reste libre, sans que Rossini influence son regard. Après Rossini, les compositeurs conditionnent leur public par une musique positionnée à la verticale du drame : plus que tous, Giuseppe Verdi décide avec sa musique si Gilda ira au paradis accompagnée par les violons suraigus ou si Rigoletto sombrera dans l’angoisse la plus noire, rythmé par les cuivres fortissimo. Rossini, comme tous les sages, observe mais ne juge pas, et ainsi, prend en sympathie. Seule la grandeur verdienne, en privilégiant une poétique plus réaliste, insèrera dans sa musique, ce sentiment si beau qu’est la compassion», rappelle le maestro.
Le livret relate comment la beauté de l’Italienne Isabella rend amoureux le Bey d’Alger Mustafà. Celle-ci est à la recherche de son fiancé Lindoro, captif dans le sérail du Bey. Ce dernier le destine en effet à sa désormais indésirable femme Elvira. Selon Antonino Fogliani, «comme la plupart des compositeurs de son temps, Rossini étudiait beaucoup ses contemporains. Il ne pouvait s’abstraire de l’attraction que l’exotisme orientalisant exerçait sur les musiciens de l’époque. Cet exotisme l’a amené à expérimenter de nouvelles harmonies et des solutions de timbres inédites. Mais je crois que Rossini, avec tout son génie, réussit à aller plus loin que les autres : en parlant d’un Alger lointain, il évoque la corruption des mœurs de sa belle patrie, l’Italie. Mais il le fait sans montrer du doigt, avec une distance qui rend sa satire plus lucide encore.»
Pour Antonino Fogliani, « »l’Italienne à Alger » est un mécanisme parfait qui combine avec une science admirable des éléments comiques, sentimentaux mais aussi politiques. “Pense à la patrie”, chante Isabelle. En vérité, Rossini n’aimait pas la politique et, contrairement à son père, n’était pas animé par un esprit révolutionnaire. Sa musique respire néanmoins l’amour pour sa patrie qui vibrait alors en Italie. Mais elle possède aussi un autre aspect : la satire. Voir cette satire traitée avec la grâce et l’équilibre de Rossini me divertit beaucoup dans un cadre théâtral. Il est intéressant de noter la manière dont Rossini arrive à cette pointe de diamant en travaillant sur le comique grâce aux farces données au théâtre San Moise de Naples les années précédentes. « Il Signor Bruschino » me semble la plus représentative de ces farces et vire à un véritable comique de l’absurde. Cette folie omniprésente dans l’opéra est l’une de mes clefs de lecture. Une folie lucide, certes, mais nous parlons tout de même de folie», termine le chef.
Cette nouvelle production à été confiée à Laura Scozzi (photo), laquelle a déjà signé en 2012 au Théâtre du Capitole la mise en scène de mémorables « Indes galantes ». Comme pour l’opéra de Jean-Philippe Rameau, les décors sont réalisés par Natacha Le Guen de Kerneizon. Soucieuse de dépoussiérer les scènes lyriques souvent atteintes d’un conformisme ronronnant et moisis hérité d’un XIXe siècle muséal aujourd’hui révolu, la metteuse en scène prévient : «Je pense que nous n’avons pas le droit, en tant qu’êtres appartenant à une société, d’ignorer les faits qui marquent notre temps. Nous avons le devoir de prendre parti. Je n’ai pas la prétention de “livrer un message”. Ni le désir d’imposer mon point de vue. Ni, et surtout pas celui de faire la morale ! Ma démarche n’est pas provocatrice. Je veux poser des questions, pas donner des réponses. Mais je crois qu’il est de mon devoir de fouiller à l’intérieur d’un livret à l’apparence superficielle, afin d’y déceler les reflets de notre société. Dans le cas de notre Italienne, il s’agit de l’exploitation des faibles, du pouvoir malsain de l’argent, de la corruption, de la phallocratie. Mais aussi de la résistance à tout cela. De la lutte, de l’optimisme, de la solidarité. Le livret et la musique m’en ont fourni les signes, les impulses. J’ai seulement tenté de donner vie à ce qu’il y a d’écrit entre les lignes», dit Laura Scozzi.
Figure incontournable du Festival Rossini de Pesaro depuis ses débuts en 2003, l’Italienne Marianna Pizzolato interprète à Toulouse le rôle d’Isabella, aux côtés du baryton Pietro Spagnoli dans celui du Bey d’Alger. Ce dernier reviendra en novembre sous les traits de Selim, dans « le Turc en Italie » du même Rossini.
Jérôme Gac
Du 17 au 29 mai,
au Théâtre du Capitole,
place du Capitole, Toulouse.
Tél. : 05 61 63 13 13.
Conférence, jeudi 12 mai, 18h00.
Rencontres :
vendredi 13 mai 18h00,
samedi 21 mai 16h30,
avant la représentation, 19h00.
Au Théâtre du Capitole (entrée libre).
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photo: Laura Scozzi © Didier Plowy