Les Ogres, ce n’est pas un conte de fées, c’est l’histoire (vraie) d’une troupe itinérante qui joue dans les petites villes et villages un Cabaret Tchekhov, montage d’extraits de l’Ours, de la Noce et de Platonov du grand dramaturge russe, avec « ce mélange de clairvoyance et de finesse dans le tragique des petits côtés de l’existence, d’impitoyable vérité…» caractéristique de celui-ci selon Gorki.
Toujours sur le fil du rasoir, toujours au bord du chaos, mais aussi de la simple beauté d’une tribu unie par l’amour du spectacle vivant dans une petite entreprise autogérée, loin de la triste réalité de ce monde capitaliste.
Enfant de la balle, Léa Fehner (prix Louis Delluc en 2009 pour Qu’un seul tienne et les autres suivront) sait ce qu’elle filme, car elle est la fille d’un couple de théâtre emblématique de notre région qui portent à bout de bras depuis deux décennies une des dernières compagnies itinérantes, sans feu ni lieu (1). Car il est bien loin le temps du Living Theater ou de l’Arche de Noé-Théâtre qui nous ont tant fait rêver…
Elle a vu son père jouer sur scène dans Dom Juan de Molière ou avec des théâtres de rue comme Royal de Luxe, monter Tennessee Williams, Milan Kundéra, Zoo Story d’Edward Albee avec Eric Lareine, mais aussi L’Opéra du pauvre de Léo Ferré…
Elle a bien connu cette vie de petit cirque itinérant avec son chapiteau, ses roulottes, son partage et sa convivialité, mais aussi son manque de confort et d’intimité, ses « enguelades » monstrueuses et ses moments de délires fraternels, ses animaux tristes, son Zampano et sa Gelsomina (comme dans la Strada de Fellini).
Nous montons et nous démontons
et de partout nous repartons
nous montons théâtre et décors
mais le destin est le plus fort
et les balaie et nous balaie
tous, à tous vents et sans délai…
(Georges Séféris)
Tout le monde n’est pas capable de mener cette vie-là, de papillons de nuit attirés par la lumière des projecteurs jusqu’à s’y brûler les ailes ; et le reste. Tout le monde n’en est pas capable, car on peut « y laisser sa chemise » (on peut toujours s’en racheter une direz-vous, mais à force ça devient usant), on peut y laisser un amour, ou pire un enfant…
Tout le monde n’est pas capable de supporter un metteur en scène tyrannique (ou stalinien comme dirait certains), un Monsieur (dé)Loyal suicidaire et egocentrique, imbuvable, qui n’en a rien à foutre de faire capoter toute la belle aventure.
Tout cela pour ces quelques petites heures de spectacle, ces quelques instants fugitifs de magie, en symbiose avec le public, qui semblent ne durer quelques minutes et dont il faut des heures pour se remettre en pleine redescente d’adrénaline; pour ces quelques moments d’éternité suspendue dans la fraternité d’une nuit qui ne veut pas finir.
Mais ces ogres-là dévorent goulument la vie, à en s’en rendre malades, à en avoir la gueule de bois. Ce sont des pèlerins, ils sont à la recherche de la Saint Jacques ou de la Mecque du Théâtre (que les traditionnalistes me pardonnent), celle que l’on ne trouve que dans son cœur ; au prix de beaucoup de privations, de concessions, et même de mortifications.
Léa Fehner a réquisitionné les trois quarts des compagnons de route de Papa et Maman, elle a puisé son scénario dans les souvenirs de son enfance, les comédiens de cinéma comme Adèle Haenel ou Marc Barbé ont su se fondre dans la troupe, et ça sonne juste, tout comme la musique au diapason, c’est le moins que l’on puisse dire, celle de l’accordéoniste Philippe Cataix, vieux complice de François Fehner, dont une chanson gaie, reprise par tous les comédiens, accompagne le démontage final et ne nous quitte plus.
Et ça explose à l’écran, ça tourbillonne comme dans la fête foraine avec qui on voisine souvent, on en prend plein la gueule : ça déclame, ça chante, ça danse, ça se déchire et ça se reprise, ça se brûle par tous les bouts, comme la chandelle de la vie.
Ça devait être comme ça au temps de Molière ou de Lorca et de sa Baracca…
Et je pense à la chanson de Jean Roger Caussimon :
Les comédiens
On dit souvent
Ça vend du vent
A la sauvette
Ils vont
De scène en scène
Et partent en tournée
Et dès qu’ils sont vêtus
Des habits qu’on leur prête
Ils deviennent Jésus
Harpagon ou Hamlet
Les comédiens
Disent les gens
Ont bien souvent
Des amourettes
A force de jouer
Ils se prennent au jeu
Sans être Roméo
On s’éprend de Juliette
Juste le temps qu’il faut
Pour en souffrir un peu
Les comédiens
Quand l’âge vient
Quittent la scène
Et quand il leur advient
De vivre de longs jours
Sur cour ou sur jardin
Tout seuls ils se souviennent
De ce fichu métier
Qu’ils ont aimé
D’amour
Le tout est filmé avec énormément de tendresse, même si c’est cru, impudique, « mal élevé », provoquant, même si ça laisse des traces de rouge à lèvres qui a bavé et des odeurs de sueur âcre, pour ne pas dire autre chose ; mais aussi des parfums de Méditerranée, des effluves de pastis, de semoule et de bon rouge des Corbières.
Ce film n’est pas pour les pisse-froids, comme on disait au temps de Molière justement, qui veulent que la vie aient des bonnes manières, qu’elle ne soit qu’un long fleuve tranquille, que Rabelais reste dans les Bibliothèques d’Etudes et ne s’étale pas sur les places publiques, au yeux des enfants (2).
Il n’est pas pour ceux qui pensent que faire du théâtre, c’est bien au chaud dans une structure hyper-subventionnée, qu’un comédien ça rentre chez soi le soir comme n’importe quel fonctionnaire, que ça a une vie « normale », sans éclats de voix, sans galères, sans fin de mois qui n’en finissent pas, avec des repas et du sommeil réguliers…
Pas pour ceux qui veulent précariser de plus en plus les intermittents du spectacle (3), estimant qu’ils coutent trop cher à notre société (comme la sécurité sociale d’ailleurs) ; ceux qui aimeraient bien qu’ils arrêtent parce que ces olibrius leur balancent du poil à gratter ou alors qu’ils en reviennent au temps des saltimbanques (ceux qui sautent sur les estrades).
Parce que voyez-vous, ma bonne dame, ce sont des bons-à-riens, et s’ils s’amusent, autant que ça reste un violon d’Ingres ; non rémunéré.
Léa Fehner sait que ce n’est pas une sinécure, mais qu’après les galères, la fatigue, les larmes, « les mois avec et les mois sans », au bout du compte, il reste ce goût inimitable de jeunesse et de liberté dont on ne guérit jamais.
Dans la plaine les baladins
S’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans églises.
Et les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe.
Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours, des cerceaux dorés
L’ours et le singe, animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage.
(Guillaume Apollinaire, Alcools)
E.Fabre-Maigné
27 III 2016
Pour en savoir plus :
L’Agit est une compagnie de théâtre itinérante qui part à la rencontre des publics, en salle ou sous son chapiteau, pour diffuser dans toutes sortes de territoires un théâtre d’auteur. Son travail s’appuie souvent sur l’interaction avec les publics rencontrés lors de ses créations mais aussi en dehors, dans ses activités pédagogiques et d’échange. D’année en année, l’Agit poursuit une réflexion sur la transmission, le goût du théâtre, de l’écriture, des textes et des problématiques contemporaines. L’Agit est une structure de création qui, depuis 20 ans, a basé son action sur l’itinérance avec son outil chapiteau. Elle a diffusé dans la France entière ainsi qu’à l’étranger et a mis son chapiteau au service des publics en jouant dans les prisons, les hôpitaux psychiatriques, dans les quartiers urbains populaires et les zones rurales éloignées…
2) Je me rappelle de Léo Ferré que j’accompagnais dans les colleges d’Avignon, (quand je faisais partie du Théâtre du Chêne noir) au début des années 70, qui scandalisait certains professeurs et parents d’élèves parce qu’il parlait d’amour (entre autres bien sûr) et expliquait aux adolescentes qu’il fallait prendre la pillule, aux garcons comment mettre un preservatif.
3) Intermittence du spectacle: statut des professionnels du spectacle vivant (comédiens, musiciens, circassiens, techniciens etc.) qui travaillent sans arrêt, en amont et en aval (répétitions, montage et démontage des dispositifs scéniques etc.) des représentations proprement dites. Malgré des abus, en particulier dans le domaine de l’audiovisuel privé, ce statut est un droit, comme celui de tous les salariés.