Après « les Chaises », « Jacques ou la soumission » et « l’Avenir est dans les œufs », Laurent Pelly retrouve sur le grand plateau du TNT l’œuvre d’Eugène Ionesco avec « la Cantatrice chauve », entre « Mon oncle » de Jacques Tati et « l’Ange exterminateur » de Luis Buñuel.
Dès le prologue, le parti pris de mise en scène de cette « Cantatrice chauve » est résolument cinématographique. Un écran noir gigantesque fait apparaître en lettres également gigantesques le titre de la pièce de Ionesco, suivi du défilement des premières lignes de la célèbre scène d’exposition où l’adjectif «anglais» est répété à quinze reprises. Écran qui va dévoiler alors un décor tout aussi démesuré, d’une profondeur de champ de plus de 20 mètres, imaginé par le metteur en scène Laurent Pelly pour sa nouvelle création dans la grande salle du TNT – dont il est le codirecteur.
Entre la pièce intimiste annoncée et le décor exagérément imposant multipliant sur le plateau la même disposition des trois mêmes fauteuils jaunes, le ton – celui de l’absurde – est donné. À partir du texte né il y a 65 ans dans l’émergence d’un théâtre de l’absurde, de l’abstraction, Laurent Pelly créé ses propres images de l’absurdité liées aux motifs de notre époque : l’obsession de la sécurité, le confort capitaliste, la vacuité de la communication et des codes sociaux, la tragédie du quotidien… Un univers du vide qui rappelle celui de Jacques Tati : de « Mon oncle », on retrouve la même artificialité dans la gestuelle et les déplacements des personnages, notamment par la présence de gadgets technologiques. Ainsi quand la télécommande multifonctionnelle d’une chaîne hi-fi se met à bugger, on ne peut s’empêcher de penser à la villa moderne et aseptisée des Arpel dont les éléments dysfonctionnent à tour de rôle.
C’est sur ce dysfonctionnement-là – dans le langage, la direction d’acteur, la dramaturgie, la scénographie – que la pièce exerce une tension subtile entre burlesque et cauchemar. Un burlesque surréaliste qui regarderait du côté des Monty Python, une atmosphère cauchemardesque qui rejoindrait celle de « l’Ange exterminateur » de Luis Buñuel – film inquiétant où plusieurs couples bourgeois retenus par une force invisible dans un salon et incapables d’en sortir sont victimes de faits étranges et inexplicables qui finissent par effacer toutes conventions sociales dans une montée d’hystérie collective. Le metteur en scène semble s’être beaucoup amusé à épingler la sexualité frustrée de cette bourgeoisie conformiste et ennuyeuse.
Si on sent poindre souvent entre les couples Smith et Martin la tentation de l’échangisme, l’excitation monte d’un cran avec l’arrivée du capitaine des pompiers (et de sa lance à incendie!), tout droit sorti d’un calendrier, dont la charge érotique et les manières «caillera» exacerbent le désir chez les deux dames. Ces moments de gaudriole qui déclenchent la franche hilarité sont toujours empreints de désespoir. Des silences longs et pesants alternent avec des dialogues faits de non-sens, de lieux communs, d’anecdotes sans intérêt et de blagues dadaïstes labyrinthiques avec lesquels les personnages tentent de remplir un espace trop grand pour eux. Des mots automatiques dénués de passion, d’émotion et de pensée et dont le seul but comme dans « En attendant Godot » vise à combler l’ennui et le temps, mettant à jour la superficialité des relations sociales et la monstruosité de l’existence.
Six comédiens inspirés se partagent la distribution, maîtrisant l’art de la rupture et du comique clownesque. Notamment Charlotte Clamens que Laurent Pelly, tout comme Christine Brücher, avait déjà eu l’occasion de diriger dans ses autres mises en scène de pièces de Ionesco. Dans le rôle de la bonne Mary, Alexandra Castellon est hilarante autant que dérangeante : sa présence et sa gestuelle enfantines et loufoques rappellent celles de Charlotte Dumartheray qui interprétait le personnage de Puck dans « le Songe d’une nuit d’été » monté par le même Laurent Pelly !
De la désarticulation des corps à la dislocation du langage atteignant son paroxysme dans la scène finale dans une débauche de cacophonie verbale, « la Cantatrice chauve » pointe le doigt sur une humanité fantoche et immature qui tourne à vide. Il en résulte un théâtre qui plus de 50 ans après sa création n’a pas perdu de son essence : un théâtre libre et libéré, diablement efficace. Et c’est sûrement cela le théâtre contemporain.
Sarah Authesserre
une chronique de Radio Radio
Jusqu’au 26 mars, du mardi au dimanche, au TNT,
1, rue Pierre-Baudis, Toulouse. Tél. : 05 34 45 05 05.
«Une heure avec…» M. Le Borgne (créateur lumière), samedi 19 mars, 16h00, au TNT
Rencontre avec L. Pelly, samedi 9 avril, 16h00, au TNT.
photo: « la Cantatrice chauve » © Polo Garat / Odessa