Le dernier film d’Anne Fontaine (1), les Innocentes, tranche sur la production actuelle par sa pudeur, son sens des nuances, sa subtilité, et bien sûr sa sensibilité, malgré un sujet casse-gueule. Encore une fois, voici un film de qualité à ne pas rater. Un film très riche sur le plan cinématographique mais aussi sur le plan des émotions et des réflexions. Bravo à Utopia, seul à projeter ce film à Toulouse (et à Tournefeuille), sinon il vous faut aller au Central à Colomiers ; ou au Ventura à Saint-Geniès-Bellevue…
Tout y est réussi: la mise en scène bien sûr, le scénario d’après un récit original de Philippe Maynial, la prise de vue de Caroline Charpentier, la musique où les chants d’Hildegarde von Bingen côtoient un nocturne de Chopin, le Prélude pour piano de la Petite Messe Solennelle de Rossini une suite pour clavier de Haendel et une pièce de Max Richter (les compositions originales de Grégoire Hetzel servant surtout de transitions).
Si les hommes y apparaissent sous leur pire jour (à l’exception du médecin campé par Vincent Macaigne), soudards avinés d’une armée « libérant » la Pologne, en particulier, de la pire dictature du XXème siècle et la remplaçant par une autre dictature, les personnages de femmes y dominent, et elles sont toutes belles ; la Mère supérieure, se damnant par obéissance aveugle à sa doctrine (2) et en payant le prix fort, portant sa croix jusque dans les pires souffrances morales et physiques, plus victime que bourreau, étant l’exception qui confirme la règle.
Personnage de femme hors du commun, comme la Résistance en a connu beaucoup, que celui du Docteur Madeleine Pauliac. Quand la guerre éclate en 1939, elle a 27 ans, elle est médecin, spécialiste de la trachéotomie. « Il faut réaliser ce que c’est : on ouvre la gorge du patient pour l’intuber lorsqu’il commence à étouffer. Elle a fait cela sur des enfants, il faut avoir un bon coup de bistouri et une certaine dose de sang froid ». Pendant l’Occupation, elle entre dans la Résistance et secourt des parachutistes alliés, cache même des juifs chez elle et ravitaille des maquis.
A la tête de la mission de rapatriement des Français restés du côté soviétique, elle a pris ainsi la direction de la Croix-Rouge pour toute la Pologne (3). Avec les jeunes femmes de l’association qui l’accompagnaient, l’escadron bleu comme on les surnommait, elles ont visité au total plus de 200 camps, dont de nombreux camps de concentration et parcouru pas moins de 40 000 kilomètres, voyageant jour et nuit pour aller récupérer un Français égaré ici ou là.
C’est dans ces circonstances qu’elle a découvert l’horreur dans les maternités où des soldats russes avaient violé les accouchées et les femmes enceintes, les viols individuels étant pléthore; et le viol collectif de religieuses dans un couvent. Elle va s’impliquer au mépris des risques pour soigner ces femmes, les aider à libérer leur conscience et sauver leur couvent.
L’histoire est connue par des documents confidentiels que ce médecin exemplaire envoyait au Général De Gaulle.
Malheureusement, elle est morte accidentellement à 34 ans seulement, le 13 février 1946, et l’abbé Belliard, qui l’accompagnait, a prononcé l’homélie suivante le jour de ses funérailles:
Le docteur Pauliac servait la plus pure gloire de la France, celle de se faire aimer et de faire aimer la France en apportant tous les secours matériels et moraux à tous ceux, sans distinction de nationalité, et ils étaient légion, que la souffrance et l’adversité avaient douloureusement atteints…
Cette femme-courage est campée par Lou de Laâge, une révélation sans nul doute pour le grand public avec ce film, même si elle a déjà plusieurs rôles au théâtre et au cinéma à son actif, si elle a déjà obtenu 2 Césars.
Mais Agata Buzek, actrice confirmée dans son pays, incarnant la religieuse avec laquelle elle se lie d’amitié, malgré leurs différences de convictions, est tout aussi remarquable: tout passe chez elle par le visage, émergeant de la coiffe rigide; et les yeux. La dernière lettre de son personnage, en voix off, où elle pressent que le rideau de fer va tomber et la séparer de celle qui est devenue son amie française, est un grand moment d’émotion.
Elle a vécu ce tournage comme une formidable aventure humaine: 28 femmes, toutes comédiennes (!), bloquées pendant deux mois dans un couvent humide et glacial au milieu de nulle part, et forcées de passer 12 heures par jour à travailler ensemble sur le même plateau ? On dirait un cauchemar, non ? Et pourtant, l’expérience a vraiment été merveilleuse, en particulier les soirs après le tournage, quand nous vivions une vie aussi éloignée que possible de celle d’une communauté religieuse.
Signalons que le fil a été tourné en polonais, puis sous-titré. Tous les seconds rôles sont justes, à commencer par les jeunes Sœurs, joué-e-s par des comédien-ne-s polonais-es.
On le doit à la direction d’acteur d’Anne Fontaine, qui s’est immergée totalement dans la réalisation de son film, faisant même deux retraites chez les Bénédictines. Sa manière de diriger conduit les acteurs à chercher toujours plus profond, et elle s’assure sans relâche que nous sommes toujours au mieux de la sincérité, de la perspicacité, et de la concentration, ajoute Agata Buzek.
Anne Fontaine, elle, estime que « même plus de 60 ans après les faits, c’est une histoire qui a une actualité très forte ». « Le viol est une arme de guerre. Le viol d’une sœur est une double arme de guerre, car vous violez non seulement la femme, mais aussi la religieuse qui est en elle. Dans certains pays d’Afrique ou en Haiti, c’est une situation tout à fait contemporaine ».
On n’ose imaginer le sort de celles, femmes, religieuses ou non, qui se trouvent en Syrie, coincées entre Daech et l’armée syrienne…
Mais comme disait Hannah Arendt, « nous résistons au mal (à la banalité du mal) en refusant de nous laisser entrainer par la surface des choses, en nous arrêtant et en réfléchissant, en dépassant la banalité du quotidien ». Et une de ses héritières, activiste canadienne : « l’esprit de désobéissance nait de notre jugement moral d’adulte qui nous dit que quelque chose ne tourne pas rond dans la société et nous incite à résister. La désobéissance morale est la clé du progrès » (4).
Cet esprit de désobéissance et de résistance, c’est justement celui des Femmes de la Résistance, comme Madeleine Pauliac, bien sûr, mais aussi Germaine Tillion, Geneviève De Gaulle-Anthonioz, et tant d’autres (5). Femmes à qui le Conseil national de la Résistance, dans son programme, accordait le Droit de vote, qui sera enfin effectif en 1945 (11 ans après la Turquie !).
La réalisatrice a ajouté à propos du thème central du film: « Le renoncement à la maternité est souvent la chose la plus difficile pour les sœurs que j’ai rencontrées, beaucoup plus violent que celui à la sexualité ».
A l’heure où de sordides histoires secouent (à juste titre) l’Eglise catholique, il y a une autre résonnance dans ce film : beaucoup de prêtres et de religieuses dans le monde se dévouent corps et âmes aux plus défavorisés ; dans l’ombre.
Je me souviens personnellement de Sœur Maïtena Jammes, dernière fille du poète Francis Jammes, ayant consacré sa vie à élever des orphelins en Afrique, et pour qui « la foi, c’était parfois des heures de doute pour quelques minutes d’espérance », comme le dit à peu près Sœur Maria. Cette grande petite femme m’a confié, un jour où je venais de lire les poèmes de son père dans sa maison de retraite à Cambo-les-Bains, et alors qu’elle me parlait de sa vocation autour d’un thé et de petits gâteaux qu’elle avait préparé, à bientôt 100 ans: « en tant que religieuse, on est femme d’abord ; et même mère, plus souvent qu’on ne l’imagine ».
La fête pour le passage des Novices à Sœurs, avec ces bébés et ces enfants qui ne sont plus perdus, de même que les religieuses, et même si l’avenir n’est pas forcément radieux, est un véritable rayon de soleil.
Ce film « d’espérance qui ne porte aucun jugement moral sur ses personnages » a cela de positif qu’il rapproche non-croyants et croyants, à l’image de l’amitié qui se crée entre la jeune médecin et Sœur Maria: elles choisissent de se révolter et de se battre, même si cela va à l’encontre de leur convictions divergentes, parce que leur conscience est la plus forte.
En me remémorant la projection de ce film et ces beaux personnages de femmes pour écrire cette chronique, je pensais à ce poème de Nazim Hikmet, immense poète turc et citoyen du monde (6) qui a passé la moitié de sa vie en prison et en exil mais portait, chevillé au cœur, son « espoir à pleurer de rage d’un monde meilleur pour tous »:
Mon siècle ne me fait pas peur,
Je ne suis pas un déserteur.
Mon siècle misérable,
scandaleux
mon siècle courageux,
grand
et héroïque.
Je n’ai jamais regretté d’être venu trop tôt au monde,
Je suis du vingtième siècle:
Et j’en suis fier.
Il me suffit
d’être au vingtième siècle,
là où je suis,
d’être de notre camp,
Et de me battre pour un monde nouveau… »
– » Dans cent ans, mon bien-aimé… »
– » Non, plus tôt et malgré tout,
Mon vingtième siècle mourante et renaissant,
Et dont les derniers jours seront si beaux,
Ma nuit terrible qui se termine dans des clameurs
d’aurore,
Comme tes yeux, mas bien-aimée,
Mon siècle sera plein de soleil…
Il neige dans la nuit et autres poèmes. Paris: Éditions Gallimard, 1999, pp 92 – 93.
PS. Par contre, j’ai été déçu par Saisons le film du grand Jacques Perrin, dont j’avais adoré « le peuple migrateur »: si les images sont magnifiques et époustouflantes, les reconstitutions historiques faisant intervenir l’homme (qui aurait bien mérité de ne rester qu’une ombre) comme la musique de Bruno Coulais (on est loin des Choristes) sont mièvres et gâchent le plaisir. Dommage !
E.Fabre-Maigné
5-III-2016
Pour en savoir plus :
(1) La réalisatrice Anne Fontaine, danseuse de formation avant d’être comédienne, a été à bonne école avec Fabrice Luchini pour l’adaptation de sa pièce de théâtre Voyage au bout de la nuit, Luchini qu’elle a retrouvé récemment sur Gemma Bovery; elle a aussi dirigé, entre autres, Michel Bouquet et Charles Berling. Elle a obtenu 3 Césars, pour Nettoyage à sec, Entre ses mains, Coco avant Chanel, et le British Academy Film Award du meilleur film étranger pour ce dernier. Avec les Innocentes, elle franchit un palier décisif dans sa filmographie.
(2) On a vu jusqu’à quelles dérives monstrueuses a pu mener cette doctrine de la « providence divine », en Pologne bien sûr, mais aussi en Irlande (voir le film de Stephen Frears « Philomena » avec Judi Dench), sans oublier l’Espagne franquiste et l’Argentine pendant la dictature de Pinochet.
(3) La situation est alors dramatique en Pologne. Varsovie, ville martyre après 2 mois d’insurrection contre l’occupant allemand, entre août et octobre 1944, a été rasée causant la mort de 20 000 combattants et 180 000 civils. Ceci pendant que l’armée russe, présente en Pologne depuis janvier 1944, sur ordre de Staline restait l’arme au pied de l’autre côté de la Vistule. Au reflux de l’armée allemande et à la découverte de toutes les exactions commises par les Allemands, succèdera l’arrivée de l’armée rouge et de son administration provisoire des territoires libérés. C’est dans ce contexte que Madeleine Pauliac est nommée, en avril 1945, médecin-chef de l’hôpital français de Varsovie en ruines, et chargée de la mission de rapatriement à la tête de la Croix Rouge française. Elle va accomplir dans toute la Pologne et parfois en Union soviétique, plus de 200 missions avec l’Escadron bleu, unité de conductrices-ambulancières volontaires de la Croix Rouge, pour rechercher, soigner et rapatrier les Français restés en Pologne.
(4) Hannah Arendt Du devoir de la désobéissance civile à revoir en rediffusion la semaine prochaine sur Arte.
(5) une remarquable exposition Femmes et Résistance était accrochée d’avril à juillet 2015 aux grilles de l’Hôtel de Ville de Paris puis du Panthéon; voici le lien vers le dossier de presse pour ceux que cela intéresse : http://www.famille-enfance-droitsdesfemmes.gouv.fr/femmes-et-resistance-une-exposition-pour-rendre-hommage-a-toutes-les-resistantes/
(6) http://www.francopolis.net/Vie-Poete/nazimhikmet.htm