Pour questionner le drame de nos démocraties contemporaines, Christophe Bergon met en scène « Sur une île » au Théâtre Garonne, une fiction de Camille de Toledo inspirée de la tragédie d’Utøya survenue en Norvège en 2011.
Qu’est ce qui fait écho en vous en tant qu’artiste de scène dans l’écriture de Camille de Toledo ?
Christophe Bergon : «Tout simplement, le rapport que j’ai à sa littérature, à sa langue, à sa pensée politique et émotionnelle de l’Europe. Ma compagnie Lato Sensu Museum entretient avec Camille de Toledo une relation artistique depuis 2011 : il y a eu d’abord « Remake(s) », concert-performance d’après son essai « Archimondain Jolipunk », et une lecture-performance avec Laurent Cazanave et Mathilde Olivares autour de son livre « l’Inquiétude d’être au monde », il y a deux ans au Théâtre Garonne, dans le cadre de In Extremis. C’est cette expérience qui a déclenché la commande d’écriture pour la scène. C’est la première fois que Camille de Toledo écrit pour le théâtre.»
Comment s’est déroulée votre collaboration autour de l’écriture de ce texte ?
«Je crois qu’il y a toujours quelque chose qui préexiste au théâtre. Souvent c’est le texte. Pour moi – qui n’ai jamais mis en scène d’auteur de théâtre – ce n’est jamais un texte de théâtre mais un désir autre. En l’occurrence, ce désir a été impulsé par ma rencontre avec Camille de Toledo et mon intérêt très fort pour son écriture et sa pensée. Nous nous sommes donnés une règle assez simple : celle de travailler l’un et l’autre dans une liberté totale. Je souhaitais une écriture pour deux voix, celles d’un garçon et d’une fille, qui poursuivrait les questions contenues dans le chant « l’Inquiétude d’être au monde ». À partir de mes indications, Camille de Toledo a proposé une forme très théâtrale, une pièce très dialoguée entre un frère et une sœur. Il a construit une fiction dont le point de départ est la tragédie d’Utøya en Norvège, le 22 juillet 2011.»
Qu’allez-vous explorer dans « Sur une île » ?
«Camille de Toledo prend cette tragédie comme un symptôme de nos états démocratiques actuels. Anders Behring Breivik, extrémiste de droite, a préparé pendant neuf ans un projet qu’il considère comme le début d’une croisade. Le 22 juillet 2011, il commet un double attentat. Il fait exploser à la bombe le quartier du gouvernement à Oslo en espérant tuer le ministre d’Etat. Ensuite, il se rend sur l’île d’Utøya à une quarantaine de kilomètres d’Oslo. Cette île appartient au parti travailliste norvégien. Tous les étés, s’y tient un camp d’adolescents qui y vivent la découverte du corps, du vivre ensemble. Ils y expérimentent aussi un certain éveil à une pensée politique. Breivik va sur l’île déguisé en policier et surarmé. Après avoir tué le policier qui protège le camp, il reste seul sur l’île pendant plus d’une heure et tue 69 personnes, en majorité des adolescents, avant de se rendre. Son projet était de diffuser sa pensée politique. Breivik a un gros problème avec ce qu’il appelle “la décadence de l’Europe”. Selon lui, toutes nos idéologies intellectuelles et sociétales d’après-guerre sont responsables du déclin des mœurs de l’Europe et de son envahissement par les Arabes. Il décide alors de s’en prendre au germe, c’est à dire aux jeunes du parti travailliste. Cette tragédie pose la question du travestissement démocratique. Un travestissement démocratique qui tue. C’est parce qu’il est revêtu de l’uniforme de policier que Breivik peut accéder à l’île. La pièce s’attache à dépeindre comment nos sociétés dites démocratiques sont dans un travestissement de l’ordre et de la loi. Nous vivons dans des états qui non seulement tuent à l’extérieur des frontières de l’Europe mais qui, à l’intérieur, par leur discours, par leur non-pensée, produisent ce genre de tragédies meurtrières. Le texte de « Sur une île » est bâti sur la relation entre une sœur et un frère. Elle, Eva, est morte sur l’île. Lui, Jonas, vient récupérer son corps. Un dialogue s’installe alors entre un vivant et une morte, selon les grands principes de la tragédie. Après le meurtre initial de la sœur, son fantôme revient pour poser la question au frère : “Que vas tu faire de cette mort-là ?”»
Quel espace scénique avez-vous imaginé ?
«Le rapport à l’espace est très concret, ce qui est très nouveau pour moi. Il s’agit d’un travail axé sur l’intérieur. En effet, tout se passe dans la tête de Jonas, comme chez Hamlet. Nous suivons son parcours. Nous sommes aussi plongés dans une relation sensuelle entre un frère et une sœur qui se racontent leurs souvenirs de vacances avec leur père. J’ai conçu avec l’équipe un espace doux et sensuel, fait de bois et de tissu blanc qui pourrait être le loft de Jonas à Oslo, quelques années plus tard. Mais cette douceur n’est qu’apparente. Une violence sous-jacente affleure.»
Jonas et Eva, les deux personnages, sont-ils les orphelins du XXIe siècle ?
«Oui absolument ; Jonas est dans le trou laissé par les pères. En outre, dans l’évocation de leurs souvenirs d’enfance, il est question de l’abandon du père, c’est-à-dire symboliquement de l’abandon des pères de l’Europe, de ces grands idéaux qui ont construit l’Europe et qui ont été bafoués.»
Qu’est ce qui a guidé votre choix des deux comédiens Laurent Cazanave et Mathilde Olivares ?
«Avant tout leur jeunesse, leur énergie. Mathilde Olivares avait déjà travaillé avec moi sur deux pièces. Avec Laurent Cazanave, nous avons fait ce premier travail en 2013 autour de « l’Inquiétude d’être au monde ». Tous deux ont déjà une grande pratique de la scène. Ils ont une intelligence du rapport au texte, du rapport au corps. Ils portent cet état d’inquiétude et en même temps un corps de jeunesse qui ne demande qu’à vivre.»
Dans « l’Inquiétude d’être au monde », Camille de Toledo évoque l’espoir des mots «agir» et «dévier» sur l’esprit contemporain de l’Europe. Et vous, qu’espérez-vous d’une pièce comme celle-ci ?
«J’espère, par le biais de la douceur apparente, apporter une déflagration. Dans cette pièce, nous travaillons énormément sur les émotions, d’une part à cause du sujet lui-même très violent, mais aussi parce que je demande aux deux comédiens de travailler à partir de leurs émotions. Je pense qu’il y a urgence à penser le monde à partir des émotions. L’espoir de dévier les choses est fondamental. On a quitté le XXe siècle. Je crois qu’il y a quelque chose à réenchanter dans cet état avancé de déliquescence dans lequel se trouve l’Europe. Je n’ai jamais pensé que le théâtre pouvait apporter des réponses. Le théâtre est l’espace de la sensation. Il représente un temps à part qui se détache du flux d’informations et des images. Je ne sais pas si la notion de catharsis est encore opérante aujourd’hui, en tout cas, une des vertus du théâtre est – dans le cas d’une tragédie comme celle-là – de prendre en charge la violence, ce qui permet au spectateur de créer à la fois une identification et une distance. « Sur une île » n’est pas une pièce didactique, elle apporte des émotions. A chacun ensuite de penser à partir de ses émotions. Même si elle a été écrite avant novembre 2015, elle entre fortement en résonance avec les attentats de Paris… Breivik et les djihadistes sont de la même génération. Ils sont eux aussi des enfants perdus.»
Propos recueillis par Sarah Authesserre
le 14 décembre 2015, à Toulouse,
pour le le mensuel Intramuros
Du 21 au 29 janvier,
du mercredi au samedi,
20h00, au Théâtre Garonne,
1, avenue du Château d’Eau, Toulouse.
Tél. : 05 62 48 54 77 ou 05 34 45 05 05.
–
photo © Ida Jakobs
–