Au théâtre du Pavé, avec « Ulysse » et « Molly », deux personnages mythiques de la littérature se racontent dans deux mises en scènes imaginées par Pascal Papini, d’après « l’Odyssée » d’Homère et « Ulysse » de James Joyce.
Vingt-cinq siècles séparent les textes de James Joyce et de Homère. Hasard de la programmation, ils sont ce mois-ci côte à côte au Théâtre du Pavé : Molly, héroïne issue de l’ »Ulysse » du romancier irlandais, et Ulysse, héros mythique de « l’Odyssée » du poète grec. Deux mises en scène de Pascal Papini, chacune sobre et imagée, pour deux paroles singulières : celle d’une femme contemporaine qui se raconte dans un monologue intérieur et un aède qui fait publiquement le récit de son périple.
Si Francis Azéma aime faire partager son amour des textes, qu’ils soient classiques comme « l’Odyssée » ou contemporains, la jeune comédienne Chloé Chevalier avait à cœur de porter de son côté au plateau le monologue de Molly Bloom. «Ce texte l’accompagne depuis ses études en art dramatique au conservatoire d’Avignon, il y a dix ans», raconte Pascal Papini au sujet de son ancienne élève. S’appuyant sur « l’Odyssée » d’Homère, le roman fleuve « Ulysse » de James Joyce se déroule à Dublin, sur une seule journée, au début du XXe siècle, en plein essor industriel et sur fond d’effervescence politique. Il se découpe en dix-huit épisodes, chacun associé à un style littéraire propre, à un personnage, une heure, un lieu, une couleur, un organe humain… Le chapitre de Molly apparaît à la fin du livre. En littérature, il constitue l’un des premiers monologues intérieurs faisant entendre l’errance de la pensée, dans tous ses méandres labyrinthiques, d’une Pénélope qui n’attend plus son mari.
Inspiré de la correspondance érotique entre James Joyce et son épouse Nora Barnacle, le soliloque de Molly laisse se déverser une parole franche et profonde d’une femme qui, pendant une nuit d’insomnie, livre en toute impudeur ses fantasmes, ses obsessions, ses désillusions, ses rêves et ses peurs d’abandon. Elle passe de ses souvenirs d’enfance à ses questionnements sur sa vie de couple, son amant… Le va-et-vient de sa pensée «somnambule» tisse un écheveau plein de contradictions et de confusions. Elle y parle dans une langue crue du corps des femmes, du désir féminin, de celui, saugrenu, des hommes qu’elle méprise mais dont elle sait par ailleurs tirer profit quand il le faut.
Cette confession infinie, triviale et sublime, est un bijou de modernité syntaxique doublé d’une portée sociale actuelle : elle fait état de l’envie de jouir d’une femme dans une société patriarcale, engoncée dans la morale. Ce soliloque que beaucoup d’actrices ont rêvé ou rêvent d’interpréter – de Marilyn Monroe à Nathalie Dessay – est d’une complexité périlleuse. Par sa prouesse stylistique – huit phrases dénuées de ponctuation courant sur une cinquantaine de pages – mais également par son principe théâtral artificiel : la profération à voix haute d’une pensée jaillissante avec son flux et reflux de digressions, d’associations d’idées entraînant de facto divers registres et nuances d’adresses.
Depuis sa création, il y a deux ans, Chloé Chevalier s’est appropriée ce texte avec une maturité et une légèreté dont seules sont capables les grandes comédiennes. Forte de l’expérience de deux festivals d’Avignon, en 2013 et 2014, elle «est» Molly. Espiègle, ardente, troublante et si proche de nous. Seule sur scène, la comédienne a cette agilité de rendre naturelle la logorrhée d’un personnage dont la spécificité dramaturgique est de faire verbalement son propre portrait. Elle nous emmène, spectateurs-voyeurs, dans les entrelacs des états d’âme de Molly, se plaisant à nous perdre pour mieux nous rattraper. Elle ne nous lâche pas la main. Nous ne la quittons pas des yeux.
L’immédiateté et la proximité de ce dire sont déterminées par une scénographie judicieuse et discrète qui joue avec la silhouette du gros plan et du plan large et par une légère amplification sonore de la voix. « Molly » est une plongée vertigineuse au cœur de l’intime d’une femme dont la pensée se fait charnelle, organique, vivante. Portée par la présence incarnée de Chloé Chevalier, elle relaye la parole de toutes les femmes. Comme l’affirme Pascal Papini : «C’est beau de voir quelqu’un penser au théâtre». Textuellement jouissif. Oui.
Sarah Authesserre
une chronique du mensuel Intramuros
« Molly », du mardi 28 avril au samedi 2 mai, 20h00, au Théâtre du Pavé,
34, rue Maran, Toulouse. Tél. 05 62 26 43 66.