Direction Mark Minkowski, baryton Florian Sempey
Orchestre National du Capitole
Mahler
Lieder eines fahrenden Gesellen (1884)
(Les chants d’un compagnon errant)
Hans Rott Symphonie en mi majeur (1888)
Avec fougue et passion, trop parfois, Mark Minkowski a voulu confronter, deux compositeurs, Gustav Mahler et Hans Rott, qui ont vécu ensemble l’effervescence artistique viennoise des années 1880, tout en voulant souligner l’importance de Hans Rott, pour lui injustement méconnu.
Et aussi bien dans ses interviews que ses déclarations, il suit sensiblement l’opinion de Paavo Järvi qui dénonce en Mahler « un crime historique… un cas historique de plagiat, aujourd’hui Mahler serait poursuivi pour plagiat », envers cet artiste génial et maudit, Hans Rott. Ceci appelle une mise au point avant de parler même du concert, au risque d’être bien trop long, mais il faut tordre le cou à bien des sottises.
Mahler et Rott, amitié et influences
Mahler et Rott, jeunes exaltés frais émoulus du conservatoire de Vienne, et voulant révolutionner la musique de leur temps ont composé très tôt, vers 20 ans.
Le titre sans doute voulu par Mark Minkowski du concert donné sans entracte, parle de « Génies méconnus ».
Cela prête à discussion, car Gustav Mahler n’est plus vraiment un génie méconnu depuis les années 1970, joué partout dans le vaste monde, et il est effectivement un génie.
Hans Rott s’il est effectivement méconnu, sa symphonie ne sera redécouverte que vers fin 1980, n’est pas à mon sens un génie, mais un compositeur débutant, plein de promesses, mais qui n’aura pas eu le temps de s’accomplir.
Et ce concert est plus un plaidoyer pour Hans Rott véritable « inventeur de la musique à venir », qu’une démonstration d’affinités, fort lointaines entre Mahler et Rott.
Aussi il est bon d’éclaircir cette période de la musique à Vienne en 1880.
Certes un fort engouement se fait sur la musique de Rott, du moins hors de France, et Mark Minkowski, se fait le défenseur enthousiaste de ce musicien fauché par la folie et la tuberculose à 26 ans. Il le joue en Angleterre et maintenant en France.
Mark Minkowski à la fin du concert, très applaudi, brandit vers le public, avec une réelle émotion, la partition d’Hans Rott, emblème du génie maudit. Cela est touchant, mais un peu pathétique, car l’œuvre est aussi touffue que la partition est lourde.
Cela est certes courageux de donner cette première audition à Toulouse, mais l’idée d’associer les deux amis compositeurs se révèle accablante pour le pauvre et méritant Hans Rott, face à ce maître de l’orchestration et de l’émotion que fut dès ses débuts Mahler. En 1880, date de la composition de la symphonie d’Hans Rott, Mahler a déjà posé ses bases dans le superbe oratorio Le Chant Plaintif (1878 à 1880), et dans ses nombreuses œuvres détruites, mais connues d’Hans Rott. Et Les chants d’un compagnon errant sont de 1884-1885. Tous deux posent les germes constitutifs de toute la trajectoire de Mahler, et vouloir faire du cher Hans Rott le précurseur de Mahler est une ineptie.
Il est de bon ton de dire que Mahler a plagié ce pauvre Hans Rott, et ensuite enseveli dans le silence celui-ci pour effacer son immense dette envers lui. Cela fait partie des courants complotistes à la mode, et le côté à la Artaud, suicidé de la société d’Hans Rott, mort à l’asile a fait le reste. Ce programme de Minkowski suit un peu ce raisonnement en voulant nous faire découvrir un artiste maudit, un « génie méconnu », incompris de tous, sauf de Mahler d’ailleurs qui l’admirait et connaissait fort bien ses œuvres. La musique de Mahler est saturée de citations, mais pas de trace de Rott là-dedans.
Les quelques liens entre les musiques, fort tenues, s’expliquent fort bien.
Dans la petite chambre où ils vivaient en commun, les deux amis se montraient leurs brouillons, leurs ébauches de partition, et les idées devaient aller de l’un à l’autre. Mais Mahler était la fontaine.
Mahler a jeté toute sa production réalisée au Conservatoire, hormis le quatuor avec piano, et Hans Rott n’est connu que par la production faite en tant qu’élève, doué certes, au Conservatoire. Et les ébauches détruites de Mahler, symphonies, musiques de chambre, ont du profiter à Hans Rott, plus que l’inverse.
Hans Rott à cette époque de folle jeunesse vivait dans le culte d’Anton Bruckner, son professeur d’orgue et de Richard Wagner, l’enchanteur pourrissant. Il n’aura pas le temps de s’en défaire et sa haine aveugle de Brahms, comme chez son ami Hugo Wolf, lui interdisait d’autres voies. Il fut donc plutôt suiveur que novateur. Mahler est d’une autre dimension aventureuse.
Le point commun entre les jeunes musiciens viennois fut l’hostilité de Brahms envers eux.
Brahms a, sans doute sans le vouloir, conduit à la folie Hans Rott et Hugo Wolf, compagnons d’études de Gustav Mahler, et poussé ce dernier vers la vie de bohème de chef d’orchestre.
Bien sûr Johannes Brahms était la statue du commandeur à Vienne, et il se méfiait des jeunes compositeurs, n’adoubant que Dvorak et Johann Strauss. Ainsi Johannes Brahms brisa l’élan de compositeur du jeune Mahler en refusant son premier chef-d’œuvre, Le Chant Plaintif de 1880, puis il rejeta la symphonie d’Hans Rott aussi de 1880. Brahms avait de même rejeté la seule symphonie d‘Hugo Wolf aussi de1880. Il eut été intéressant de la faire entendre, dans ce programme trop court voulu par Minkowski, afin d’avoir un panorama complet de l’ébullition musicale à Vienne des années 1880, et alors Rott aurait été remis en perspective. Et permit de comprendre que Wolf, certes brouillon était bien plus avancé que Rott.
Gustav Mahler, avait pour son ainé une affection fraternelle et a salué Hans Rott comme un génie, mais le deuil sincère, d’un ami mort tragiquement n’est pas en soi un jugement musical serein :
« Il est si proche de ma propre individualité que lui et moi semblons des fruits du même arbre, grandi du même sol et nourri du même air. » Son œuvre écrite au jeune âge de vingt ans « le rend fondateur de la nouvelle symphonie telle que je la conçois. J’aurais pu retirer énormément de lui et peut-être aurions nous, ensemble, d’une certaine manière exploité à fond le contenu de ces temps nouveaux qui étaient en train d’éclore pour la musique. »
Bel hommage, mais trop émotif et considérant « comme perte irréparable pour la musique la perte de son ami », et surdimensionné. Pour lui cela devait être comme un grand frère mort presque dans ses bras, « un enfant tombé ». Et il alimentait la mythologie naissante de Rott et qu’il contribuait à construire.
Et entre une musique d’avenir, celle de Mahler, et une musique agréable qui sonne souvent bien, sans surprendre, celle de Rott, il y a un fossé irrémédiable. Et Minkowski aura réussi la démonstration inverse de ce qu’il voulait démontrer, en juxtaposant les deux amis. Le plus frappant est la notion du temps entre les deux, en expansion chez Rott, en évolution constante chez Mahler.
Gustav Mahler Les chants d’un compagnon errant
Quatre lieder composent ce cycle a été composé très vite, quelques jours à peine, autour de janvier 1885, et par son mélange de pureté, de sincérité, d’auto dérision parfois, il atteint directement au chef-d’œuvre. Mahler ne le remaniera quasiment pas.
1 – Wenn mein Schatz Hochzeit macht (Quand ma bien aimée se marie)
2- Ging’ heut’ morgens über Feld (ce matin j’ai traversé la prairie)
3 – Ich hab’ ein glühend Messer (J’ai une lame brûlante dans ma poitrine)
4 – Die zwei blauen Augen (les yeux bleus de ma bien aimée)
Ce premier cycle de lieder d’un jeune homme de 24 ans, premier cycle de lieder avec orchestre dans l’histoire de la musique est bien connu et justement célébré. Mahler pose déjà le début et la fin de son œuvre : cette quête d’une sorte de sérénité et d’apaisement, par dissolution dans la nature, et apprivoisement du néant. Déjà le Chant de la Terre perce dans ces chants d’amour déçu. Bien sûr le thème central du romantisme allemand depuis Novalis est bien présent : la quête de l’inaccessible fleur bleue, et le mythe du « Wanderer », de l’errant qui doit au-delà des aubes impossibles, des lumières des villages entrevus, poursuivre sa route sans espoir.
Et le cycle de lieder s’organise expressivement dans ces différents stades psychologiques qui conduiront à la nature consolatrice et aussi mère enveloppante. Et cette neige de feuilles de tilleul tombant sur l’errant est déjà une consolation de l’au-delà. Des yeux bleus de l’être aimé aux frontières bleues du néant de cette terre-refuge, tout Mahler aura ainsi cheminé.
Mahler en rédigea lui-même une partie des textes.
Il faut donc savoir rendre à la fois le printemps qui souffle dans cette musique et sa douleur.
Le baryton Florian Sempey à la voix splendide, à la diction exemplaire, vit cette musique. Il l’interprète de façon émouvante et nous captive.
Halluciné dans la tempête du troisième, bouleversant dans la longue marche du dernier.
Minkowski est parfois trop emphatique et ralentit trop en surlignant les détails dans lesquels il s’attarde trop.. Mahler ne voulait aucun ralentissement dans cette sorte de marche funèbre de la fin, ce ne fut pas le cas.
Mais quel baryton, quel futur grand mahlérien !
Hans Rott, symphonie en mi majeur
Comme pour Bruckner dont il connaissait bien les trois premières symphonies, elle est en quatre mouvements :
I. Alla Breve –
II. Adagio – Sehr Langsam –
III. Frisch und lebhaft –
IV- Sehr Langsam
Donc grâce à Minkowski nous avons la chance de découvrir ailleurs qu’en disque, la musique d’un des élèves favoris de Bruckner et de connaître cette symphonie exhumée récemment.
On connaît cette anecdote tragique : sur le chemin qui le menait à Mulhouse, où il avait trouvé une opportunité d’emploi à la Société Chorale, il manifesta des signes de démence précoce – imaginant que Brahms avait bourré le train de bâtons de dynamite…
Il fut transporté en hôpital psychiatrique où, après plusieurs tentatives de suicide, il mourut, en asile, de tuberculose en 1884. Tous les attributs de l’artiste maudit sont réunis. Mais Hugo Wolf, lui aussi maudit est autrement plus génial.
Ainsi donc sont réunis des musiciens de vingt ans à peu près à l’époque, Rott étant l’ainé de deux ans, Wolf et Mahler ayant tous deux vingt ans en 1880.
Mahler fait déjà entrevoir son futur, l’autre Hans Rott aurait certainement évolué comme un bon et honnête compositeur, proche du monde brucknérien.
Mais la figure douloureuse de Hans Rot lui vaut une reconnaissance christique et sympathique.
Mais dans cet essai qui sonne agréablement, il y a tant d’échos étouffants de Bruckner, Wolff, Wagner, que son originalité n’apparait que fugitivement. Dans le scherzo, pivot de l’œuvre et le début du finale. C’est un peu court. Et dire que le scherzo de la Première symphonie de Mahler (1884-1888) en découle est erroné. Le monde viennois vibrait de Ländler et de fanfares à cette époque, et Schubert, Mahler et Rott partageaient cet héritage.
Ensuite tout semble un peu trop convenu, du Bruckner de deuxième pression parfois, et la science d’orchestrateur de Hans Rott est à démontrer, car il procède comme un organiste, en plaquant de grands accords, et par masses sonores des cuivres. Il semble ignorer le poids et la couleur spécifique des instruments, n’étant pas chef d’orchestre. Et sa prédilection est dans les cuivres,
Mais finalement Rott n’est pas Mahler, et tous les efforts de Minkowski, qui d’ailleurs n’éclaircit pas le discours, le massifie d’ailleurs, n’y peuvent mais.
Les chorals sont tonitruants, avec de brusques silences très brucknériens, et le tout ne sonne pas avec tout le respect des gradations souhaitables. Le fait que les thèmes soient claironnés aux vents, clairs et éclatants, voire simples devient lassant.
L’orchestre du Capitole est magnifique et héroïque dans toutes ses épreuves et cette interprétation chauffée à blanc, qui les met à rude épreuve.
Il ya du souffle certes, des fulgurances, ainsi dans le début du finale, une nouvelle approche aussi du temps qui s’amplifie de mouvement en mouvement, mais avec trop de redites.
Et le finale est hélas interminable.
Minkowski dirige trop de façon compacte et trop forte cette musique qui a besoin de respirations pour ne pas semblait en retard même sur Bruckner, qui en 1881 donne son admirable quatrième symphonie. Sa passion à vouloir démontrer le génie visionnaire de Rott, alourdit cette musique non dénuée de poésie dans d’autres interprétations.
Même ainsi elle n’est pas sans qualités, surtout le Scherzo et le début du Finale. Et que serait-il devenu s’il avait plus vécu et appris ?
« Ce que la musique a perdu avec lui est incommensurable : son génie s’envole tellement haut, déjà dans sa première symphonie, qu’il a écrite lorsqu’il était un jeune homme de vingt ans et qui fait de lui – le mot n’est pas trop fort – le fondateur de la symphonie nouvelle, comme je la comprends. Mais ce qu’il voulait n’est pas encore atteint véritablement. C’est comme si quelqu’un lançait quelque chose de toutes ses forces, mais, parce qu’il est encore maladroit, n’atteint pas vraiment son but. Mais je sais où il voulait arriver. »
Hans Rott créateur de la symphonie moderne et inspirateur de Mahler ?
Non, certainement pas, car entre un talent prometteur, mais inaccompli, et un génie comme Mahler il ya un grand pas. La réputation Rott a été construite sur des considérations non musicales. Hans Rott demeure en fait le chaînon manquant entre Bruckner et Mahler. Les quelques manuscrits encore à découvrir n’en feront sans doute pas un immense compositeur.
Gil Pressnitzer
Orchestre National du Capitole