« Krapp’s Last Tape » («La dernière bande ») de Samuel Beckett au théâtre Garonne
Pensé, conçu et réalisé et joué par Robert Wilson
Samuel Beckett a écrit en anglais en 1958 ce monologue lugubre et comique qu’il a ensuite traduit en français, en supprimant le nom du personnage, Krapp, sans doute une allusion au côté merdique du personnage qu’il voulait ridicule, mais que Bob Wilson magnifie en clown tragique.
Comme toujours dans Beckett l’interprète est emprisonné dans des précisions sur le décor (une table, une chaise, un magnétophone, des boites de bobines, une lampe crue, des tiroirs, des piles de livres, un paravent), le temps de silence, la position du personnage, sa démarche, ses drôles d’émisions vocales, sa façon de jouer avec le magnétophone, ses sorties derrière une sorte de paravent métallique, la façon de manger les bananes, d’aller boire en coulisses…
Mais de ces contraintes Bob Wilson fait lui aussi un spectacle de haute précision, et qui se souvient que Beckett vénérait Buster Keaton, l’immense clown mélancolique. Aussi une farce tragique se déroule avec une précision d’horloge.
Bob Wilson a donc assumé la totalité du spectacle : décors, bande-son, lumière bien sûr dont il est un génie reconnu, costume, conception et direction et bien sûr jeu d’acteur extraordinaire.
Il appelle cela un solo/dialogue où un seul acteur sur scène converse avec sa propre voix enregistrée des années auparavant, près de trente ans dit le texte, et se souvenant de la mort de sa mère d’une balle jetée à un chien, d’une rupture amoureuse sur une barque. Et ruminant sa vie d’écrivain raté comme il le fait à chacun de ses anniversaires, mais celui-ci sera le dernier.
« Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie été con à ce point-là. »
Samuel Beckett dans ce très court texte de moins de 26 pages parle de son personnage qui doit avoir une « voix fêlée très particulière ».
Bob Wilson se fabrique une voix stupéfiante qui prend plaisir à dévider le mot bobine (spool). Et la voix jeune et la voix trente ans après qu’émet Bob Wilson, sont pareilles et très différentes à la fois, le temps est passé, mais l’empreinte du ratage d’une vie est restée.
Pour introduire cette petite heure de représentation, Bob Wilson plonge les spectateurs dans un orage violent et une pluie diluvienne qui viennent zébrer le silence. Et à chaque coup de tonnerre l’acteur surjoue la peur, les éclairs sur lui et en lui.
Avec ses chaussettes rouges, sa démarche bizarre, sa frénésie de bananes, ses mimiques de clown prenant parfois à témoin les spectateurs, Bob Wilson casse volontairement le simple côté tragique d’une jeunesse perdue, et du dernier enregistrement d’un vieil homme, léguant ses dernières paroles au néant, face à sa décrépitude, solitaire dans son dernier repaire.
Et l’évocation de ses « minutes heureuses », sans doute les dernières de sa vie deviennent relents ironiques et amers pour le vieil homme, qui ne peut ni se reconnaître, ni avoir envie de revivre ces moments, cette fille dans un vieux manteau vert sur un quai de gare, cette barque qui file le long des roseaux, sa mère qui enfin meurt…
Beckett voulait qu’au fin fond de cette déréliction, la drôlerie soit omniprésente.
Bob Wilson l’accentue, ce qui rend encore plus tragique cette pièce.
Il est ce clown blanc à chaussettes rouges qui fait rire de la cruauté de la vie, de l’amour.
Je me souviens de l’avoir vue, gorge nouée, jouée par ce cher Christian Schmitt à la Cave-Poésie, qui en faisait une veillée funèbre.
En fait il manquait tout ce côté farce métaphysique si inhérent à Beckett.
Bob Wilson, si rarement acteur, lui qui dirige superbement théâtre et opéra, descend dans l’arène et réalise une performance stupéfiante, plus forte même que le texte, assez court, de Beckett.
Tout est millimétré avec les éclairages très travaillés (stries de lumière de la pluie, jeu de lumière blanche dans le noir ambiant), des sons surlignant le bruit d’un tiroir, d’une bobine, d’une chanson, d’une fin qui arrive. Et quel travail sur la voix !
Le regard des paroles a succédé « au regard du sourd ». Lui le grand artiste visuel sait aussi jouer de la voix, du grave à l’aigu, du jeune au vieux, du cri au chuchotement.
Parfois Bob Wilson grimace, parfois il danse, il n’est jamais ridicule et nous hantera longtemps dans ce mimodrame absurde et terrible.
Buster Keaton est là bien vivant dans cette scénographie à la fois simple et parfaite de précision, où chaque mouvement a une signification dans l’espace, surtout quand il regarde dans le vide ou au ciel le doigt tendu.
Avec son maquillage d’acteur japonais, afin que l’expression des yeux nous emporte, Bob Wilson est ici fulgurant. Presque un acteur de film muet expressionniste.
Bob Wilson a beaucoup donné de lui-même dans ce spectacle qu’il a promené dans toute l’Europe depuis 2009.
Il dit que maintenant il a l’âge du rôle, 70 ans, pour affronter Beckett et le crépuscule d’une vie.
Moment mémorable, intense, étonnant, dérangeant, que cette Dernière bande de Beckett au théâtre Garonne, mis en vie amère par Bob Wilson. Et on n’est pas près d’oublier les 25 minutes d’orage shakespearien qui clouent le silence au commencement de la première parole : « ah ! Boîte… trrois… bobine… ccinq. Bobine ! Bobiiine. »
Et même dans les saluts Bob Wilson continue à sauter, faire le clown.
Un clown de l’angoisse pour cette soirée historique et mémorable.
Gil Pressnitzer