Dès les premières minutes, on est fixé. Dada Masilo ne va pas vous faire une Carmen de spectacle pour fête de patronage ou de fin d’année scolaire. La danseuse et chorégraphe sud-africaine, ce “petit bout de femme“ sur-vitaminée de 29 ans va lâcher son injure fétiche : « Fuck the shit ! », en un mot : Putain de merde. Il y en aura d’autres du même genre. On est loin de Georges Bizet et surtout du livret de Meilhac et Halévy. Mais là n’est pas son but. Ici, c’est le mythe de Carmen chorégraphié par… Dada Masilo. Le socle de sa Carmen, c’est bien : « Ce que je veux, c’est être libre, et faire ce qui me plaît… », et rajouter : « …mais Carmen est toujours libre ; calli elle est née, calli elle mourra. »
Depuis ses douze ans, et son petit groupe de filles baptisé The Peacemakers à Johannesburg, bien ancrée sur ses deux pieds par sa formation classique et contemporaine, l’artiste a pris son envol et décidé aussi de “s’éclater“ dans les chorégraphies. Elle nous avait très agréablement bousculé, et conquis, il y a un an avec son Swan Lake – Lac des cygnes – passablement déplumant. Pour son retour, elle s’est saisi d’une figure iconique des ballets, la dénommée Carmen dont vous aurez un peu plus loin un bref historique. Et même si l’artiste a le crâne rasé, on peut se douter que, sur scène, ça va “sacrément“ décoiffer. Carmen n’est pas Mélisande. On est plus dans le style, attiser les braises et rallumer les tisons. Corps à corps, corps à chair, les danseurs se frôlent et s’affrontent, et s’étreignent. Ni Tristan, ni Isolde.
Dans la nouvelle de Prosper Mérimée, Carmen préfère la vie des contrebandiers à une existence paisible de danseuse de castagnettes…et elle est prête à en payer le prix. Cigarière, contrebandière, cartomancienne, et voleuse. Elle est une authentique bohémienne avant tout, réputée pour avoir “une sacrée trempe“, et belle, « la beauté du diable », bien au parfum de ses points forts, attisant tous les machos des environs, et les autres. Cette Carmen n’est pas Esméralda.
Héroïne de l’un des cinq opéras les plus donnés dans les salles d’art lyrique, la Carmen de 1875 n’est jamais qu’une cigarière pour le “boulot“, mais une Carmen à la personnalité et à la moralité bien moins troublante que la Carmen radicaliste de la nouvelle de Prosper. Ce n’est qu’une femme qui refuse le diktat du mâle, veut s’émanciper et décider de son parcours amoureux, au-delà des “mecs“ et des conventions sociales. Femme fatale, certes, mais dans des limites acceptables. Vaste sujet que Carmen que nombre de danseurs et chorégraphes ont voulu “mettre en danse“, avec plus ou moins de réussite.
Dada Masilo adopte et adapte en allant beaucoup plus loin que Mérimée, et à fortiori Bizet et ses deux librettistes, épousant à cris et à corps, la cause des femmes qui doivent subir justement toutes ces formes de pression. Elle veut en faire le canevas de sa création et tant pis si on déforme la nouvelle et le livret. C’est donc sa Carmen, sur sa musique, puisqu’elle ne respecte pas la partition et donc la trame scénique. Inutile de croire à un spectacle de danse ayant pour titre : La Carmen de Bizet. Il s’intitule d’ailleurs très justement : Carmen, sur des musiques de Georges Bizet, Rhodion Chtchedrin et Arvo Pärt. Quatorze danseurs évoluent sur un peu plus d’une heure, des minutes pour vous en mettre plein les mirettes.
Comme elle est espagnole – Carmen –, ou plutôt andalouse, il faut caser un peu de flamenco. Il y aura donc des figures de flamenco avec ce qu’il faut de zapateados et de palmas, et de compás revus à l’aune de Dada. Le tout se complète par quelques scènes de castagne très bien réglées qui pimentent le spectacle.
Un peu d’historique
La Carmen de Mérimée s’élança sur les planches dès la parution de la nouvelle soit en 1845, 30 ans avant la création de l’opéra à l’Opéra-Comique. Un spectacle intitulé : Carmen et son torero ! C’était, tout de même, sur une version conçue par l’illustre Marius Petipa. Il faudra attendre environ un siècle avant que Carmen ne ressurgisse à Moscou. En 1939, à Chicago, une version surprend. Elle porte un titre de comédie musicale : Guns and castanets, mais oui ! tout en étant transposée pendant la guerre civile d’Espagne. Il est vrai qu’elle s’inspirait des poèmes de Federico Garcia-Lorca.
21 février 1949, à Londres, le tout jeune chorégraphe français Roland Petit créé l’événement avec sa Carmen, véritable chef-d’œuvre, dont la modernité et l’audace continuent de confondre, ballet entré au répertoire de l’Opéra de Paris seulement en 1990, et toujours repris, devenu un grand classique de la danse…classique. Carmen, c’est Renée Jeammaire, pas encore Zizi. Un peintre catalan, Antoni Clavé, dessine des costumes proches du music-hall, un rideau de scène et cinq décors, point. Dans cet écrin où, rouges, violets et jaunes hurlent sur fond noir, la danse, stylisée à l’extrême, « brûle comme un tison. »
En suivant, on retient, la Carmen Suite d’Alberto Alonso, très éloignée de Mérimée, mais d’aucuns se souviennent des jambes sans fin d’une danseuse, mythique, une certaine Maïa Plissetskaïa ! C’était en 1967. Puis, la Carmen de Carlos Saura et Antonio Gadès, en 1983, d’abord réalisée pour le cinéma, portée en scène ensuite, avec une bailarina plus experte puisque grande dame du flamenco, native de Séville, Christina Hoyos. 1986, après quelques postures exaltées du flamenco dans le Prélude de Carmen de Trisha Brown, l’héritière d’un certain Merce Cunningham, c’est une vision cérébrale du mythe, axée sur la symbolique du désir, que livre, en 1991, Karine Saporta.
C’est la Carmen de Mats Ek, de 1992, qui a, paraît-il fortement “secoué“ notre artiste qui a vu ce spectacle à l’âge de 16 ans. En rupture totale avec les conventions, le chorégraphe suédois a imaginé une Carmen de bande dessinée, très Claire Brétécher, guère féminine, semblant mastiquer fort et dur. Très indépendante, il est manifeste qu’elle prend des amants, et a le culot de les choisir.
Dada Masilo ne va pas nous raconter autre chose, mais avec une danse qui n’a pas froid aux yeux, décapante. Le monde bouge, on est en 2015. Il frétille même, comme un paradisier, mâle ! en pleine parade nuptiale !
Michel Grialou
Odyssud
vendredi 30 janvier à 20h30
samedi 21 janvier à 20h30
dimanche 1er février à 15h00