Il m’arrive de lire les poètes ermites chinois des temps anciens et j’y trouve souvent des visions de nuages blancs voyageant lentement dans le ciel infini et le vide de l’azur, au gré des vents ; de rivières qui coulent pour l’éternité, toujours dans le même sens, toujours identiques à elles-mêmes – et pourtant, leurs eaux remuent et se mélangent, passent pour ne jamais revenir, et les crêtes d’écume apparaissent et disparaissent sans cesse devant nos yeux. Le traducteur de Li Po, poète et ermite lui-même, mais d’aujourd’hui et en Ariège, Daniel Guiraud, demande si l’essentiel n’est pas d’aller où bon nous semble…
« Vagabond d’allure, bien connu en ce bas monde
…rejetant char et bonnet de cérémonie…
ivre sous la lune, souvent juste et sage
fou des fleurs, ne servant pas les souverains
…Qui n’a rien alors saisit le pur parfum… »
Ailleurs, chez Jim Harrison, Jack Kerouac ou Alvaro Mutis, il est question de trouver dans les livres des forces explosives qui vous ouvrent en deux, vous fracassent, vous reconstruisent, vous illuminent et vous disent la vérité. On se risque à étendre ce pouvoir de transformation à un art comme la chanson et même un groupe comme les Eagles, reprenant Ol’55 de Tom Waits, réussit à nous embarquer dans un monde parallèle de liberté et de détachement, loin des foules et des systèmes.
Ce vieux et tranquille Dick Annegarn, exilé dans nos Petites Pyrénées après avoir avoir bourlingué un peu et connu des hauts et des bas, qui ne se refuse aucune escapade ici ou là, pour son métier ou son plaisir, me fait penser ce matin à un clochard céleste, à un beau va-nu-pieds, qui se bat et danse avec les mots plutôt qu’avec des actions en bourse. Sacré boulot ! Atteindre cet état sans le détruire n’est pas à la portée du premier venu ; il est glissant comme un poisson et requiert ce que Rilke recommandait expressément pour créer : une forme de solitude.
Plus simplement, si j’étais facétieux et avais envie de rire bêtement, je dirais que, tout comme Dave, Dick aime l’édam. Les deux chanteurs issus des années 70 (Vanina ou Du côté de chez Swan pour l’un, Père Ubu ou Bruxelles pour l’autre) partagent une même origine batave et l’abandon de la langue natale au profit du français (mais l’Annegarn avec une farouche ambition poétique et folk et parce qu’il a passé sa jeunesse à Bruxelles) ; ils sont blonds comme les blés. Ça s’arrête là, leur accent est fort différent, Dick est un géant qui tonne, rit et marche comme dans les labours du Nord. Etant donné que nous sommes dans des pages sérieuses, reprenons : Dick Annegarn, que tout le monde ne connaît pas parce qu’il n’est pas un habitué des émissions de variétés à grand spectacle à la télé, est cependant un grand artiste, et un véritable Ami du Verbe, du nom de l’association qu’il a créée chez lui dans le Comminges (Laffite-Toupière) et à Toulouse, avec un festival, place du Capitole, qui débuta sous le parrainage de Nougaro et a produit quelques coups d’éclat, dont le plus cocasse est ce récital en ballon avec Dany Boon, l’un de ses fans, dans les cieux de Haute-Garonne.
En septembre 2013, je fis un petit voyage jusqu’à Saint-Martory et me retrouvai avec une caméra en panne, secouru par mon appareil photo, au lac d’Auzas, étape importante de la « rando des Stèles » qui rassemble chaque année les Amis du Verbe et leur fait parcourir les collines du Comminges sans se soucier d’un quelconque chrono. La petite société installe et visite des stèles poétiques gagnées par concours, en bois de tuya ou marbre local, portant des inscriptions variées, dans des communes accueillantes, au moins qui les tolèrent. Société poétique, de tchatche, disputations, joutes verbales, discours scandés, chansons sans musique, récits, contes et menteries, monde de l’ « oraliture » et du flow, comme dans les rêves de Claude Sicre et des troubadours ou chez les Chleuhs du Maroc qui ne sont pas des boches, avec les charmeurs de serpents. « Il y a une stèle en marbre à Liège – Meuse, Creuse, Liège, Flotte – notre cadeau à la ville ; nous en avons offert une autre à Toulouse, quai de la Daurade, indestructible comme les tombeaux ; mais c’est ici l’origine de notre festival », me dit Dick, l’air ravi, un rien espiègle ; « Auzas et sa très ancienne stèle de Compostelle sur laquelle on peut lire : Passant, considérez mon affliction et voyez s’il y a douleur pareille à la mienne. L’Europe, on y est. L’Europe, c’est plusieurs langues. Moi, je suis néerlandais ; je suis con, pas gascon. Mais gascon de cœur. C’est une sorte de carrefour, de point névralgique pour les poètes. On est un peu obligé d’être poète, ici, tellement c’est beau. »
Dick me disait encore récemment en parlant de son village qui serait comme « le centre du monde » : « Quand je sors de chez moi, je vois déjà un tableau, une japonaiserie, avec de la brume. Le tableau il est là. Quand je vois passer en plus des messieurs en peau d’zob fluo sur des vélos de course, le tableau est vraiment là ! J’accompagne, on va dire, ce que je vois. » En pédalant, lui aussi, mais sans l’uniforme sportif de rigueur quand on enfourche une machine pour la gagne, cette vaine pulsion. « J’ai un vélo à Essaouira, j’ai un vélo électrique à Laffite-Toupière et des vélos publics à Toulouse et Paris… »
Quand je demande à ce Van Gogh vaguement oriental si tout ça est païen, il me répond : « Nous sommes républicains. Ça ne veut pas dire pas de religion ; c’est toutes les religions. Des pensées spirituelles. Au commencement était le Verbe. Au commencement, on était polythéiste et il n’y avait pas que les dieux du stade ; il y avait toute sorte de dieux. Pour nous, toutes les religions, toutes les opinions sont acceptées. Mais ni parti, ni porte-monnaie. Moi, je m’appelle Bénédictus, celui qui dit bien. »
Tout cela n’est pas sans limite, sans doute. À la fin des années 90, lors de son retour en grâce avec de beaux albums pour le label Tôt ou Tard, je commençai avec lui une série d’entretiens qui se poursuit aujourd’hui. Au bar du Novotel, il s’était souvenu d’un épisode de jeunesse intéressant: chez les scouts, il avait côtoyé Bruno Mégret qui avait pour nom de troupe Hamster Jovial. Sur un autre sujet, il m’a répété souvent avoir été berné et doublé par le Marathon des Mots de Poivre d’Arvor et une forme d’amertume colore à chaque fois la conversation.
Dans une belle chanson du dernier album, une collection particulièrement recommandable où l’on rencontre aussi un tirailleur marocain de la Deuxième guerre mondiale, une prune, un apôtre, mention d’un papodrome, un baba, un piano dans l’eau, et ce vélo qui vole (hollandais, oui) et va là où il veut, de Toupière à Karlsbad, Dick Annegarn avoue (ou fait dire à un personnage) qu’il s’est reposé entre les fesses d’un matelot de passage, tout comme un Jean Genet : à chacun sa route et cela fait du monde une forêt – en tout cas, il est comme ça. Enfin, pour revenir au portrait du tirailleur Brahim Alham qui défendit la France en soldat « indigène » sans la moindre reconnaissance mais qui ne s’est jamais plaint, nous voyons un beau vieux et la vérité de notre territoire.
« Je veux honorer le visage de ces étrangers qui ont servi la France et j’en fais partie. Moi aussi, j’espère être un beau vieux. Nous sommes beaucoup d’étrangers à servir ce putain de pays! »
TLT Tele Toulouse | Emissions.
Dick a mis son accent et sa poésie dans la langue française et dans la personne du Gascon. Je viens de lire Sandor Marai, Mémoires de Hongrie ; il y est question page 142 de l’édition de poche (Biblio) d’un poète magyar du nom de Kosztolanyi qui lit jour et nuit dans sa maison réduite à un amas de décombres à la fin de la guerre et juste avant l’emprise soviétique : « (il) savait que, coincé entre les Slaves et les Germains, il n’avait qu’une seule véritable patrie : la langue hongroise. Tout le reste – frontières, nation – était, et ce, depuis toujours, brumeux, inconstant, nébuleux. Mais la langue, elle, a persévéré, résistante comme le diamant – un diamant qu’il faut sans cesse retailler pour qu’il scintille de mille feux. »
Voilà qui paraît très important aujourd’hui encore. Nous pensons à des chansons de Dick comme Attila Joszef ou Les Tchèques, bien sûr, mais aussi Le Grand Dîner ou Théo.
Je prends enfin sa vie en dents de scie comme une sorte de leçon. Après deux ans de folie et de succès dans le show-business, en 1973 il en avait eu marre de ce métier ; il n’était pas heureux à 22 ans : « On n’est pas sérieux mais on n’est pas heureux non plus, les outils m’ont manqué et j’ai pris ma retraite. J’ai voulu rejoindre cette grande variété de nos artistes qui font la vie vivante. Les artistes sont souvent des handicapés sociaux et donc, en effet, j’ai voulu vivre en banlieue, là où on ne voit plus de journalistes, encore jusqu’à aujourd’hui, mais là où se mêlent toutes sortes d’ethnies, de vies, de sources d’inspiration – J’ai oublié de vivre, comme disait l’autre…»
Dick Annegarn est donc devenu un plouc (c’est le titre de son album de 2005), comme la plupart d’entre nous ici dans la région. C’est beau un plouc, à l’aube, buvant son café à petits coups sur sa terrasse face aux Petites Pyrénées, rêvant à des mots et formulant des idées, préparant des voyages en Europe, en pays berbère ou dans sa tour solitaire, son jardin intime, pour après aller en faire des récits et des chansons dans des cirques avec un xylophone, sur la scène de l’Olympia ou de la Halle aux Grains avec des instruments « de bois d’arbre joués avec les doigts ».
Lors de sa dernière apparition place Dupuy, il était accompagné par le subtil guitariste, joueur de dobro, violoniste et arrangeur Freddy Koella et ses collègues. Hugues Aufray et lui ont marmonné la Fille du Nord de Dylan traduit jadis par le vieux barde, en grattant sur des guitares Eastman (haut de gamme chinois) et soufflant dans un harmonica en le faisant grincer.
Ce n’était pas très au point mais des vélos volaient, une mouche aussi.
Greg Lamazères
Dick Annegarn Vélo Va (un CD Tôt ou Tard, 2014)
https://www.facebook.com/DickAnnegarnOfficiel