Marie Hélène Lafon à Ombres Blanches pour son roman Joseph
Marie Hélène Lafon est revenue le mardi 25 novembre à la librairie Ombres Blanches, et cette fois-ci, devant un public très nombreux, elle a présenté son dernier livre Joseph.
Avec ferveur, énergie, émotion, humour, elle a merveilleusement parlé de ce sillon qu’elle creuse livre après livre. Les quelques extraits qu’elle a su restituer dans sa belle lecture ont permis de saisir ce nouveau récit de vie sur un monde qui fut et qui s’en va, « à bas bruit ».
Elle a une approche vibrante où les odeurs, les bruits, les choses et les non-dits forment la trame des émotions les plus intimes.
Il s’agit dans son écriture, comme d’un effleurement du monde, et les failles du silence y demeurent intactes, envahissantes.
La rudesse du pays perdu scintille d’éclats soudains, et Marie-Hélène Lafon n’est pas dans une nostalgie élégiaque. Elle restitue ses traversées intérieures, sa géographie intime entre les vallées, la rivière, la maison et la mémoire et ses greniers et le dur apprentissage des villes. Pour parler de ces gens, les siens, reclus dans le silence, elle a pris la parole et le pouvoir des mots.
Ne rien oublier du pays premier qui disparaît, de l’univers du Cantal et de la rivière Santoire, est sa démarche. Et par des courts romans, des descriptions de la réalité paysanne en évoquant les gens, les arbres, les bêtes, les objets, les odeurs, les brumes, les enfances et les choses, Marie-Hélène Lafon dans une écriture dense et superbe, dresse un portrait sans nostalgie, mais irrigué de tendresse, de la pesanteur du monde qui aura effacé le monde rural.
« Nous vivons des temps de terrible hâte, de hâte obscène et vulgaire » constate Marie-Hélène Lafon, et elle oppose la lenteur de son écriture, l’intime de ses sentiments.
« Tous mes livres sont extrêmement autobiographiques, tous, je me réinvente dans tous mes livres ».
Et elle se livre ainsi :
« J’écris comme une taupe, je creuse, je creuse avec opiniâtreté comme une brute et rigueur.
Je veux redonner les mots au silence, écrire sous la peau de mes personnages. J’ai une écriture à l’os, qui vient comme une poussée organique, quand après longtemps macéré une piste, je sais que j’écris par nécessité. »
Aussi « elle arpente le pays de la langue » pour l’adapter à chaque roman, ne se souciant pas de créer un style, que pourtant chacun de ses livres construit un peu plus profondément comme le lit d’une rivière, toujours recommencé. Ses mots sont de la matière, le déroulé d’une géographie intime.
Sous la double illumination de Félicité, l’héroïne « D’un cœur simple » de Flaubert, et « Des vies minuscules » de Pierre Michon, elle accomplit une sorte de mission en suivant ses pistes. Et elle nous donne à entendre des récits de vie.
Dans Joseph, ouvrier agricole, avec ce prénom « qui sent la mort » et qui est « assigné à la résidence de la mort », elle parle à nouveau de ce pays perdu qui s’en va à bas bruit pour laisser place à un nouveau monde moins rattaché à la terre et aux bêtes.
La trame du livre est présentée ainsi :
Joseph est ouvrier agricole dans une ferme du Cantal. Il a bientôt soixante ans. Il connaît les fermes de son pays, et leurs histoires. Il est doux, silencieux. Il a aimé Sylvie, un été, il avait trente ans. Elle n’était pas d’ici et avait beaucoup souffert, avec et par les hommes. Elle pensait se consoler avec lui, mais Joseph a payé pour tous. Sylvie est partie au milieu de l’hiver avec un autre. Joseph s’est mis à boire, comme on tombe dans un trou.
Joseph a un frère, marié, plus beau et entreprenant, qui est allé faire sa vie ailleurs et qui, à la mort du père, a emmené la mère vivre dans sa maison. Joseph reste seul et finira seul. Il est un témoin, un voyeur de la vie des autres.
Ce roman parle d’un corps, d’un corps parmi les corps, avec ses mains, son soin de la propreté et de la netteté malgré son gouffre dû à la boisson. Elle parle « d’une épopée ordinaire d’une haute solitude ».
Celle d’un déclassé, immémorial, qui malgré l’irruption de repères temporels comme la télévision, les allusions à l’actualité, reste inscrit dans la mort longue de tout un temps. Il se tait, rumine des dates et des pensées avec une solitude peuplée seulement de l’amour des bêtes, du respect et de la volonté de tenir, et surtout des paroles de son monde intérieur.
« Dans cette ferme, on faisait encore vraiment attention aux bêtes, pas seulement pour l’argent, pour l’honneur aussi, et parce que les bêtes ne sont pas des machines ; l’hiver elles dépendent, pour les soins et la nourriture, ça fait devoir. »
Et il tient.et se tient. Il n’est pas ce « héros au cœur simple » que les critiques répètent en boucle. Non il est complexe, souterrain, résigné, mais homme de devoir, homme d’honneur.
Marie-Hélène Lafon parle « d’un rebondi immobile ».
Marie-Hélène Lafon se refuse à toute psychanalyse ou explication de ses personnages. Elle se contente de les entendre penser. Elle montre, elle redonne les mots pour redire « un monde périmé » : « J’écris en tirant le catafalque de l’agriculture qui s’en va. ».
Comme une greffière de la mort d’un pays.
Et cela donne comme dans son dernier livre Joseph une langue âpre, opaque parfois, compacte aussi, tendue toujours. Des phrases qui s’enchaînent comme des versets, des phrases longues ou très courtes et qui doivent épouser le tourbillon interne du personnage.
Des vieux mots perdus sont remis à l’honneur, l’honneur vertu cardinale dans les romans de Marie-Hélène Lafon.
Elle respecte ses « héros » et refuse « de les jeter en pâture aux lecteurs ».
Elle veut « écrire comme un poing serré. » Sa ponctuation très particulière, avec un grand usage des points-virgules, ses mots précis et lapidaires parfois, construisent une langue hypnotique et noueuse.
« J’avance à tâtons, je malaxe la phrase, pour moi c’est sensuel et terrien. »
Elle ravaude sans cesse les pièces de son « terreau constitutif. »
Elle semble se méfier de tout lyrisme débordant, de tout pathétique, qu’elle hait, elle murmure, suggère inlassablement, et la beauté discrète ruisselle de ses romans.
Une musique douce et feutrée, parfois tranchante aussi, monte comme une incantation.
« Quand on rentre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle vous remet les idées à l’endroit, on est à sa place » (Joseph).
Et son écriture sonne comme des vérités perdues et retrouvées, qui restent à leur place, essentielle.
L’écriture de Marie-Hélène Lafon ne ment pas, et veut garder « un ton juste » par-dessus tout. Son écriture lentement ruminée vous saisit, ne vous quitte plus. Elle semble résurgence.
Nul misérabilisme, nul attendrissement, seulement une immense empathie et un respect profond qui l’amène à peser soigneusement chacun de ses mots. D’ailleurs ses romans sont lus et appréciés par les gens de son pays, qui disent : « c’est nous, on se reconnaît ».
Elle se fait mission de mettre des mots sur le silence des gens.
« il pense a des choses à l’abri de sa peau, tranquille, on ne le débusquera pas » (Joseph).
Elle a sa noble devise : « Se tenir et tenir », et chacun de ses livres tient en nous.
« Je suis là. Je me tiens là, à cette place ; j’essaie de le faire. On continue ; ça continue. »
Marie Hélène Lafon est un immense écrivain, elle est là, bien là et l’émerveillement continue.
Gil Pressnitzer
Joseph, roman de Marie-Hélène Lafon chez Buchet-Castel