Le Nouvel Obs vient de lancer le débat : est-ce qu’on en fait trop avec The Dø ? Il est vrai qu’en introduisant leur récente (et cocasse) interview avec un chapeau qui les place juste derrière Daft Punk en terme de popularité dans le monde et parle de triomphe et de disque « bien secoué » (Secoué, c’est même le titre de l’opus, décliné en anglais), l’hebdo BCBG de gauche rejoint les Inrockuptibles dans la célébration d’un duo qui a bien de l’imagination dans son électro-pop fringante et maline, sur-arrangée quoique par des moyens réjouissants de bricoleurs, mais n’atteint tout de même ni des sommets musicaux ni une grande profondeur. Du moins, c’est ce que je croyais jusqu’à trois écoutes successives du dernier album, au casque et avec un coup dans le nez. Pourtant, je venais de faire une cure de Lou Reed, une œuvre qui coule d’un tonneau plus gros et plus musqué, comme vous pourrez le lire prochainement dans mon éloge de Bougon Ier, un an après sa mort. Ainsi, j’aurai peut-être à cœur de nuancer des opinions hâtivement forgées, pour qui ça intéresse et voudrait être confronté à un avis.
En tout cas, Dan Lévy et Olivia Merilahti, les deux noms dans notre døssier, sont autrement plus retors que Daft Punk dans l’audace de leurs propositions. D’ailleurs, j’écris maintenant ces lignes en écoutant Ornette Coleman (The Shape of Jazz to Come) et je découvre que l’instrumentiste de The Dø a passé sa vie avec les disques du jazzman incisif et décisif, l’un des inventeurs du free (ça n’a pas toujours été une société de téléphone), tournant sur ses platines. Pour ceux qui l’ignorent, c’est une musique super-sérieuse et, pour le coup, véritablement courageuse et brûlée – elle fut même incendiaire. Avant d’en écouter un morceau, il faut être préparé (ou pas). On a aussi le droit de penser que ce sont des sornettes. La partenaire de Dan balance dans l’interview du magazine qu’il a accroché des portraits de Thelonius Monk sur tous les murs de sa maison. Comme ces jeunes gens font aussi référence à David Guetta comme meneur de foules et Kanye West comme révolutionnaire des sons, en dénigrant les formules obsolètes de Dylan et Presley, on se dit que l’esprit de provocation existe encore, fort heureusement, mais il y a sans doute quelque chose de sincère dans les assertions de cette Finnoise et de ce Français. Après tout, de nombreux musiciens dans tous les styles ont réussi à changer la donne, au moins pour quelques temps et une poignée d’albums, en se débarrassant du blues et des harmonies conventionnelles héritées du folk. Je n’entends pas ça dans The Dø ; ils troussent des chansons dansantes (mais sans aucun swing) aux structures assez reconnaissables, avec des mélodies relativement sucrées, un brin tordues ou profondément mélancoliques, dans des orchestrations électro-symphoniques de bric et de broc (le dernier album avec un simple clavier midi et le logiciel populaire ProTools, nous dit-on, mais donc une excellente oreille). Ces sons font parfois penser aux expériences de Tame Impala ou aux vieux trucs de la New Wave dans les années 80. Oui, depuis Elvis, la musique a évolué, en bien ou en mal, et Throbbing Gristle, Bjork ou Kate Bush sont déjà de l’histoire ancienne. Dan Lévy utilise parfois ses claviers comme les hippies cosmiques allemands de Popol Vuh mais en ayant abusé du café.
Le plus marrant pour moi, c’est que Dan Lévy, tel qu’il le raconte lui-même, est un homme de la campagne ; il a acheté un ancien château d’eau en Normandie et il en a fait sa maison-studio, entourée d’arbres fruitiers.
On m’a dit récemment que cette maison possède le même genre de charme que celle que j’ai habitée durant quelques années à flanc de colline, au fin fond du Lauragais – une très petite ferme jouxtant un bois plein de lérots voraces et de perdrix perdues. Ce genre de chose me fait réfléchir. À quoi ? Aux liens invisibles et qui le restent la plupart du temps, entre les gens. Ou à tout ce qu’on laisse derrière soi et qui disparaît de la réalité. On réfléchit parfois à tort et à travers. Allons-nous laisser la musique nous pénétrer?
En tout cas, j’ai rencontré Dan l’été dernier dans un appartement de la rue Oberkampf, à Paris, chez les Dodoz, ce groupe de rock de Toulouse plein de fraîcheur et de fougue qui a migré au cœur du business et, depuis, changé de nom et de contrat (Nous y reviendrons une autre fois). Il passait en coup de vent et avait faim. Il était tard. On lui proposa des pâtes et du curry mais il s’insurgea, arguant qu’un dîner de pâtes était impensable parce que trop lourd et indigeste. Il farfouilla pour se préparer un frichti à sa mesure. Il avait l’air affamé et excité, tout prêt à coller les uns et les autres un mercredi après-midi pour n’avoir pas suffisamment écouté sa leçon. J’eus une mauvaise impression, peut-être parce que j’ai trop souvent croisé la route de cadors sûrs de leur fait. Mais, plutôt que de proférer des jugements péremptoires à tout bout de champ, je ferais mieux de me laisser aller à ma pente naturelle, qui serait de me coucher dans un sofa et puis dormir et rêvasser nuit et jour, faire dødø comme Oblomov ou Alexandre le bienheureux. J’aurais des visions de garces roulées comme Catwoman avec la frange coupée au carré – en voici une brigade entière, harpies armées de claviers Moog qui renâclent et ronflent sous les coups de fouet. Passeraient dans le tableau une passe-muraille aux lèvres closes, chantre d’un nature qui finira bien par gagner la partie, et une Anita à qui je dis non quand elle veut lécher mes plaies dans un bordel. Oups, réveil d’une micro-sieste avec les chansons de The Dø qui tournent, faussement innocentes, dans le Sony (j’ai pas d’Aiwa), volume à neuf. Ah, oui, juger les êtres…
Toujours est-il que Dan a prouvé qu’il a du talent, que c’est un musicien doué et il a vendu des caisses de disques avec une musique parfois hardie pour de la pop, allons, ce qui force parfois le respect. Olivia a le droit de venir me battre comme plâtre si, d’une façon ou d’une autre, elle est également responsable des compositions du duø et se sent mise à l’écart par un malotru de mon espèce.
Oui, quand on écoute attentivement l’album de The Dø, on reste sidéré par les arrangements synthétiques qui fusent dans tous les sens mais avec une vraie intelligence des chansons, et la voix de la chanteuse vous envoie sur la lune à coups de pied dans le derrière. Un peu comme la variété du nord de l’Europe des années 80 (Enigma, Aha) mais sans la grandiloquence épouvantable de cette époque-là.
Alors plutôt c’est un bizarre ABBA avec les moyens d’aujourd’hui, nom de Zeus !
J’aurais aimé dire ça à Dan lorsque je l’ai croisé cette nuit-là au pied de Ménilmontant, car je suis partisan de dire leurs quatre vérités aux artistes (même si c’est pour les pourrir), mais je n’avais rien entendu de The Dø que ce que les radios publiques programment, dont le dernier hit, un puissant cri du cœur dans les brumes de la grande cité lacustre, poussé par une Amazone chevauchant son palefrenier et créant de la poésie en jetant ses yeux et ses genoux dans la bataille. Acrobatiquement cambrée et couverte de lichen, elle crache son venin dans la couche des nuages gros comme des panses d’âne, vers les étoiles mourantes à qui sont peut-être destinés ces mots : désespoir, gueule de bois et extase, tais-toi, mais tais-toi donc et fiche le camp.
Sur scène, Dan s’occupe de ses machines et il a encore l’air bien affairé. Sa musique n’est pas facile à représenter. Serait-il soumis à sa créature ou pense-t-il au bol de graines qui l’attend dans les loges ?
Greg Lamazères
en concert au Bikini dimanche 9 novembre
Dernier album Shake Shook Shaken
Live du Grand Journal de Canal Plus