A l’opéra Bastille, Benoît Jacquot met en scène « la Traviata » de Verdi, avec la soprano Diana Damrau, le baryton Ludovic Tézier et le ténor Francesco Demuro. Cette nouvelle production de l’Opéra de Paris est dirigée par Daniel Oren. Une représentation sera retransmise en direct dans les salles UGC.
Après le triomphe de son « Werther » que les plus grandes maisons d’opéra s’arrachent, production dans laquelle il a dirigé les ténors les plus courus du moment, Benoît Jacquot signe une mise en scène de « la Traviata » à l’opéra Bastille. Pour sa deuxième incursion à l’opéra, le cinéaste français accompagne les débuts très attendus à l’Opéra de Paris de Diana Damrau. C’est en 2003 que la soprano allemande débuta au Covent Garden de Londres dans le rôle de la Reine de la nuit de « la Flûte enchantée », puis deux ans plus tard au Metropolitan de New York en Zerbinetta dans « Ariadne auf Naxos » de Strauss. La partition sera dirigée par Daniel Oren, l’un des meilleurs chefs verdiens actuels. La distribution réunit le baryton français Ludovic Tézier dans le rôle de Giorgio, le ténor italien Francesco Demuro dans celui d’Alfredo, et la mezzo-soprano sicilienne Anna Pennisi sera Flora. Créé en 1853 à la Fenice de Venise, sur un livret inspiré de « la Dame aux camélias » d’Alexandre Dumas fils, « la Traviata » est l’une des œuvres les plus jouées du répertoire. Elle permit à Giuseppe Verdi, avec « Rigoletto » en 1851 et « le Trouvère » en 1853, d’acquérir de son vivant une renommée internationale. « La Traviata » débute sur les festivités organisées par Violetta Valery, fameuse demi-mondaine parisienne, pour célébrer sa guérison. Parmi les invités, son amant en titre le Baron Douphol croise Alfredo Germont, un jeune et fervent admirateur.
Benoît Jacquot livre sa lecture de l’œuvre: «En italien, la traviata veut dire “la dévoyée”, bien sûr, mais aussi “le chemin de traverse”. On pense de manière quasi-automatique que « la Traviata » c’est Violetta mais pourquoi ne serait-ce pas un titre pour évoquer une voie détournée, un mauvais chemin ? Violetta a manifestement pris un chemin, son destin, qui est contraire à son vœu. C’est pour elle le chemin du pire. Violetta n’est peut-être pas la matrice de tous les rôles féminins mais c’est une grande figure, première, archétypale du tragique féminin, qui date de la nuit des temps. En revanche, c’est peut-être la matrice d’un certain type de tragique qui appartient à l’opéra, au répertoire, celui du mélodrame, et qui me passionne beaucoup. Pour atteindre une certaine incandescence tragique, le détour du mélodrame, littéralement du drame chanté, est le propre de l’opéra, du vœu opératique. Il consiste à faire chanter le drame, à le porter à une incandescence qui n’est pas atteinte, ou pas de cette façon-là, par la tragédie ou le drame moderne», explique le metteur en scène.
Pour Benoît Jacquot, «même si Verdi n’était pas à proprement parler un bourgeois, il y a un souci de faire passer pour un public de l’époque quelque chose qui ne va pas à rebrousse-poil. C’est quand même le sublime qui l’intéresse, beaucoup plus que la chute. Il y a une mise en scène du malheur, une mise en jeu du malheur profond. Un malheur à la fois sentimental, humain au sens de ce qui atteint l’humanité, social, sexuel…Le sublime qui est en jeu – forcément ce qui intéresse Verdi – c’est la musique qui le fait apparaître. Si l’on jouait seulement le livret, comme une pièce, ce serait peu de chose. Dès lors que c’est chanté, que c’est cette musique-là, il y a l’une des choses les plus belles à montrer : l’apparition du sublime dans une situation qui est vouée au pire.»
Benoît Jacquot assure : «Qu’elle soit une courtisane de haut vol est d’une extrême importance. C’est pour cela que j’ai beaucoup tenu à ce que ce tableau de Manet qui représente une courtisane soit présent. Scénographiquement, ce que j’ai essayé de signifier, assez symboliquement et à la fois très réellement, c’est ce monde de la fin du XIXe siècle, que je connais par les films (« L’Opinion publique » de Chaplin, la « Nana » de Renoir, « Loulou » de Pabst) où le sublime s’introduit dans ce qui lui est, pourrait-on penser, le moins propice. Et je ne parle pas de « la Vie d’O’Haru femme galante » de Mizoguchi, dont c’est à peu près le sujet : la chute et l’ascension liées d’un personnage féminin dans un monde d’hommes veules, brutaux et autoritaires, qui passe par un sacrifice obligé et consenti. Violetta est très proche de cela. Elle fait le seul métier qu’elle peut faire pour s’excepter de la position sociale qui sinon serait la sienne. Et cela l’entraîne dans un monde qui l’affecte littéralement. Ce garçon qui vient, immédiatement fou d’elle, est comme une dernière chance de salut, le dernier moyen pour elle de se voir en peinture. À la fin de l’acte I et au début de l’acte II, elle vit quelque chose d’extraordinairement heureux, d’aussi heureux que la suite est malheureuse. Cela appartient à l’opéra, surtout à l’opéra italien : une montée extatique des choses pour en tomber plus violemment, toujours avec cette idée du sacrifice, comme Tosca après tout.»
Benoît Jacquot poursuit: «L’arbitraire qui consiste à déplacer l’époque d’un livret qui a donné lieu à une œuvre aussi monumentale que celle-là ne me vient pas à l’idée. L’action se passe donc à l’époque. Il n’y a pas d’anachronisme visible, à quelques années près tout de même puisque je me suis inspiré, pour certains éléments de décor, des films que je citais tout à l’heure : il y a des lits de cocotte comme dans « Folies de femmes », des escaliers monumentaux d’hôtels particuliers comme dans « Nana », une façon d’être de la population fêtarde qui est presque militaire. Mêmes costumes, mêmes couvre-chefs : il y a une toile de Manet du Jardin des Tuileries où l’on distingue Baudelaire avec une foule uniforme d’hommes en frac et haut-de-forme. Ce qui a compté pour moi, c’est d’essayer de ramener chaque tableau à un élément qui serait comme la partie pour le tout : une partie d’un décor hypothétique qui prend la place du tout et qui devient ce que l’on appelle en grammaire une métonymie, le tout des choses. Dans l’acte I, chez Violetta, il y a un gigantesque lit, monumental, qui prend toute la place, à côté de quoi le reste est disproportionné, c’est-à-dire de taille normale, à commencer par les acteurs, mais paraît petit. Le premier tableau de l’acte II est à la campagne, et l’on voit sur scène un arbre énorme qui prend toute la place à côté duquel il y aura un banc de dimension normale là aussi. Dans le second tableau, l’escalier est gigantesque… J’ajoute que, pour les costumes de femmes, essentiellement ceux de Violetta et Flora, les robes obéissent à une légère augmentation, une légère disproportion : elles sont enveloppées, comme il est arrivé à la fin du siècle, d’une énorme corolle. J’essaie de faire jouer des disproportions, des proportions fausses, faussées, “traviatées”.»
Selon le metteur en scène, «c’est un peu comme l’Allemagne de Werther : c’est un Paris de Parme. Je ne sens pas spécialement Paris. Je sens plutôt quelque chose d’hollywoodien. Le répertoire d’opéra m’évoque beaucoup Hollywood et les comédies musicales. Je trouve dommage que Vincente Minnelli n’ait jamais monté d’opéra : ç’aurait été incroyable, d’une beauté invraisemblable. A contrario, je n’ai jamais vu une mise en scène d’opéra de Visconti mais je suis sceptique. On entend sans cesse célébrer ses mises en scène avec une telle emphase, à commencer par sa « Traviata », qui profitait quand même de la Callas – elle qui donne, par sa voix, par ses tons, par ses moindres souffles, la mesure absolument exacte de ce qui est en jeu dans ce rôle -, mais pourquoi met-on à ce point l’accent sur Luchino ? Je vois des photos mais je ne trouve pas cela passionnant. Alors que Mauro Bolognini devait faire ça magnifiquement.»
Benoît Jacquot termine : «La Traviata est un personnage racinien, qui a une espèce d’intériorité, de quant-à-soi de ce chant et de retenue dans la douleur atroce, mais il y a une ambiguïté, car les chanteuses ont envie de se faire entendre et de plaire. Il faudrait parvenir à faire en sorte que même cette projection du chant soit non pas contrainte mais croisée à une retenue du geste et des attitudes qui contredisent l’emphase du chant et qui du coup la rendent authentique. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Werther, et ça marchait !». Pour apprécier le résultat, une représentation de cette production sera retransmise en France, en direct dans les salles UGC.
Jérôme Gac
Jusqu’au 20 juin, à l’Opéra Bastille, place de la Bastille, Paris.
Tél. 08 92 89 90 90 (0,34 euros la minute depuis un poste fixe en France).
Mardi 17 juin, 19h15, en direct dans les cinémas UGC
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photos: « La Traviata » © Elisa Haberer / O.N.P.
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