La chute de la maison Usher
Réalisateur : Jean Epstein
Film muet noir et blanc
Interprètes : Marguerite Gance (Lady Madeline Usher), Jean Debucourt (Sir Roderick Usher), Charles Lamy (l’ami), Fournez-Goffard (le médecin), Luc Dartagnan (le domestique)
Année de production : 1928
Jean-François Zygel improvisations au piano
Joan Cambon, dispositif électronique
Cette célèbre nouvelle d’Edgar Allan Poe a fasciné les écrivains, Mallarmé bien sûr qui fit s’envoler haut Le corbeau, Baudelaire encore plus profondément qui consacra à son frère « en beauté bizarre » beaucoup de temps de sa vie, des compositeurs comme Claude Debussy, qui ne put mener à bien son ultime opéra qui le hantait, et aussi Phil Glass, Peter Hammill et Ivan Fidele plus récemment.
Mais au cinéma c’est Jean Epstein qui accomplira la plus belle interprétation de Poe, malgré une version honorable de Roger Corman. Et Epstein aura fait de ce conte « gothique » un objet de cinéma devenu légendaire.
Jean Epstein fut autant un amoureux de la littérature qu’un réalisateur de cinéma prolifique, presque quarante films. Les plus aboutis sans doute demeurent La chute de la maison Usher avec les Feux de la Mer (1948).
Il fut aussi critique, philosophe, romancier, enseignant à l’IDHEC en 1945, et médecin. Un grand bonhomme en somme.
Sa complexité, sa culture, en faisait un passeur idéal de l’univers étrange, torturé, de Poe. Mais Epstein, par honnêteté, inscrit au générique du film « D’après les motifs d’Edgar Allan Poe ». Cette nouvelle est tirée des Nouvelles histoires extraordinaires. Et une autre nouvelle, Le portrait ovale, est aussi utilisée, car Jean Epstein a superbement détourné ce simple conte fantastique pour y verser tous les thèmes qui ont tant touché le XIXe siècle : magnétisme, spiritisme, vie au-delà de la mort, phobie d‘être enterré vivant, portrait fatal…
Il change pas mal de choses, la sœur Madeline, quasi incestueuse, devient l’épouse, la chute de la maison hantée n’entraîne pas avec elle aucun des personnages, ni Roderick, ni sa femme qui s’enfuient blafards dans la nuit, alors qu’ils disparaissaient dans la nouvelle. Le médecin paraît aussi satanique et Roderick compulse les livres de magie interdits, pour tenter de ressusciter Madeline. Peut-être il parvient-il entraînant la malédiction sur la maison. Sa rage de peindre le portrait de Madeline va vampiriser la vie de celle-ci comme dans le Portrait Ovale.
Mais le souffle et l’esprit de Poe sont bien présents dans ce grand film, réceptacle de tous les cauchemars d’enfance. Dans cet immense opéra dramatique une véritable vision d’épouvante de la Maison Usher est restituée. Le fait que l’assistant à la réalisation soit Luis Bunuel lui-même est un clin d’œil surréaliste, qui viendra plus tard confirmer que « le rêve est la seule réalité » comme le disait Poe.
La trame du film est simple :
« Appelé par Lord Roderick Usher, le dernier descendant mâle de sa famille, inquiet de la santé de lady Madeline son épouse, avec laquelle il vit dans une maison perdue au milieu des étangs, un de ses amis, Alan, se rend dans ce lieu chargé d’angoisse et d’énigmes. Il trouve le maître de céans en train de peindre avec acharnement le portrait de son épouse. La fascination morbide de la volonté de peindre le portrait des femmes perdra les Usher, car au fur et à mesure que le portrait se fait, la vie du modèle se fait vampiriser.
Lady Madeline s’étiole dans cette atmosphère lugubre, transmettant le peu de vie qui lui reste au portrait, « C ‘est là qu’elle est vivante », constatent les personnages.
Un jour, Madeline se meurt. On l’enterre dans la crypte du parc. La foudre s’abat sur la maison.
Mais Roderick est persuadé qu’elle n’est qu’endormie, et il fait appel au magnétisme pour la faire revenir, et il l’attend. Elle sortira seule de la tombe par une nuit d’orage, car enterrée vivante, tandis que la foudre tombe sur la maison Usher qui s’effondre. Et les héros s’enfuient sous une lune rouge sang. »
« Tout d’un coup, une lumière étrange se projeta sur la route, et je me retournai pour voir d’où pouvait jaillir une lueur si singulière, car je n’avais derrière moi que le vaste château avec toutes ses ombres. Le rayonnement provenait de la pleine lune qui se couchait, rouge de sang, et maintenant brillait vivement à travers cette fissure à peine visible naguère, qui, comme je l’ai dit, parcourait en zigzag le bâtiment depuis le toit jusqu’à la base. Pendant que je regardais, cette fissure s’élargit rapidement ; — il survint une reprise de vent, un tourbillon furieux ; — le disque entier de la planète éclata tout à coup à ma vue. La tête me tourna quand je vis les puissantes murailles s’écrouler en deux. — Il se fit un bruit prolongé, un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes, — et l’étang profond et croupi placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher. »
Sur ce canevas déjà bien angoissant Jean Epstein bâtit un film qui est l’un des chefs-d’œuvre du cinéma fantastique.
En exergue Poe a placé les vers suivants :
Son cœur est un luth suspendu ;
Sitôt qu’on le touche, il résonne. De Béranger.
Et tout résonne dans ce film en accord avec le sombre climat de ce lourd automne, la présence de l’étang, et bien sûr la sinistre maison Usher.
« Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, — mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. », est la première phrase de la nouvelle, tout est dit, et Jean Epstein magnifie poétiquement ce climat onirique.
Ainsi pendant la mise au tombeau apparaissent un grand-duc, deux crapauds, des bougies en superposition, des brouillards partout, et des clous qui transpercent la vie.
Pour créer ce climat oppressant Jean Epstein a utiliser des trouvailles techniques qui nous frappent encore : superpositions d’images, ralentis de mouvements, longs travellings de caméra, parfois au ras du sol, flous, décalages constants entre les vues intérieures et extérieures de la maison, insertion soudaine de gros plans d’objets de décor –palette du peintre, horloge et ses rouages , cordes de guitare qui se cassent…-, angles de prises de vue placés comme l’œil du spectateur qui devient voyeur, jeu des acteurs comme hallucinés, surtout Roderick.
Les jeux des décors sont aussi importants que celui des acteurs avec les couloirs immenses, les lourdes tentures, les escaliers extérieurs sorte de sas vers l’horreur, et l’utilisation violente des oppositions entre noir et blanc, la présence maléfique de la nature et de l’eau filmée comme la belle scène du bateau dérivant avec le cercueil sur le lac, si proche des films nordiques.
Le vent est sans doute le personnage principal du film, il soulève les tentures, fait s’effondrer les livres et les armures, gémit en nous.
Aussi c’est avec curiosité que nous attendions les interprétations sonores du piano de Jean-François Zygel pour rendre encore plus accablant ce palais hanté, où le héros refuse toute musique, excepté la guitare, et fuit la lumière.
Il faut savoir que le héros Roderick Usher souffre de « l’état morbide du nerf acoustique, qui rendait pour le malheureux toute musique intolérable, excepté certains effets des instruments à cordes. »
Jean-François Zygel s’empare quand même du piano et dresse une véritable fresque, un poème symphonique presque lisztien qui accentue encore plus le climat lourd et accablant du film.
Jean-François Zygel dans son entreprise de « réaliser un opéra filmique » termine ainsi son cycle sur le cinéma fantastique en apothéose. Il s’est adjoint la présence de Joan Cambon, dont le discret dispositif électronique accentue l’horreur des images.
Jean-François Zygel, en temps réel, nous plonge par son imagination contrôlée, fidèle aux images, dans le prolongement de l’imagination du metteur en scène de ce film.
« L’improvisation, c’est le geste premier de la musique. », assure ce démiurge de l’instant réel.
Certes tout ceci est autant préparation qu’improvisation, car Jean-François Zygel a étudié en profondeur le film plan par plan en le visionnant souvent en boucle, écrivant un synopsis, préparant quelques idées, comme le thème du voile de Madeline, la présence lancinante du Dies Irae, puis se laisse aller totalement à son improvisation du ciné-concert.
Debussy voulait rendre la malédiction des pierres sur les humains en mélangeant les sons graves du hautbois aux sons harmoniques des violons. Jean-François Zygel lui va recréer les ambiances lourdes du film par une musique plus sombre que d’habitude. Il commence par une musique presque impressionniste pour laisser déborder ensuite de son piano des sons graves et lourds. Il sait insérer de longs silences, et se refuse à toute redondance de l’image, ainsi la marche funèbre de l’enterrement de Madeline se fait sans marche funèbre, mais par quelques roulements de piano, qui sont autant de pas hésitants. La présence obsédante de la pluie est rendue par la fluidité du piano, les moments forts des images par des grands accords presque funèbres.
Comme on est autant saisi par la musique donnée par Jean-François Zygel que par le film, on ne pense nullement à décortiquer la magie sonore ajoutée, car Jean-François Zygel est avant tout le serviteur fidèle du film.
Ainsi s’achève une belle aventure sur le cinéma fantastique, et en hommage à Jean-Laurent Paolini, mon ami marseillais, directeur délégué depuis 2008 du TNT, et décédé le 15 mai 2014, Jean-François Zygel a joué en bis une longue et bouleversante improvisation à partir d’un thème d’Érik Satie, qu’aimait tant Jean-Laurent.
D’ailleurs il faut aussi rappeler que le bis du précédent spectacle, Caligari, le scherzo de la folie, était non pas un morceau écrit, mais également une vibrante improvisation de Jean-François Zygel.
Terminons en disant qu’attendre, dans le meilleur des cas, deux ans avant de revoir le prestidigitateur Jean-François Zygel nous ouvrir tous les greniers de la mémoire, est une épreuve encore plus oppressante que la vision film d’horreur !
Gil Pressnitzer
Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées
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