Le cabinet du docteur Caligari
Un film muet de Robert Wiene, sur le scénario de Carl Mayer et Hans Janowit
Avec Werner Krauss, Conrad Veidt, Lil Dagover, Friedrich Feher et Hans von Twardowski
Année de production : 1919
Piano Jean-François Zygel
Percussions Joël Grare
Ce film culte de 1929 est la véritable irruption de l’expressionnisme au cinéma, avec aussi celui de l’introduction du mouvement et du récit à la première personne dans le cinéma.
Ce film qui devait initialement être réalisé par Fritz Lang, est finalement mis en scène par Robert Wiene, le réalisateur du film Les mains d’Orlac (1924). Certes Wiene n’a pas le génie de Murnau ou de Lang, mais il a su capter les tourments de son temps et préfigurer le prochain avènement d’autres monstres, bien réels ceux-là, que le sommeil de la raison engendrera.
Ce film est contemporain de l’expressionnisme en peinture, principalement Otto Dix et Kirchner, et il est réalisé juste après la grande boucherie de la Première Guerre mondiale, dont l’horreur a fait douter de la raison humaine. II deviendra le film-manifeste du cinéma expressionniste allemand, un film unique, intrigant. Pourtant l’horreur n’est pas sa raison d’être principale, car il s’agit plus d’une réflexion sur la folie et sur la société et ses codes.
Qui est fou, qui ne l’est pas ? Tout ce film avec son prologue et son épilogue joue avec ces limites indéfinies et sur la réalité fausse ou vraie.
« La Raison c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort c’est de la folie. » Ionesco.
Et l’expressionnisme traque la réalité apparente en montrant le faux pour la débusquer.
Il ne s’agit pas ici d’explorer l’inconscient, mais de faire douter du réel.
Robert Wiene introduit cette parabole par des décors étranges, bizarres par leurs côtés unidimensionnels, sans profondeur ni vraisemblance et fascinants par leurs refus de la normalité des angles droits, de l’imitation du réel, comme dans certains tableaux de Kirchner. Les lumières, entre chien et loup, jouent avec le traitement des ombres et du noir et blanc. Les costumes et l’interprétation exaltée des personnages qui semblent tous possédés, font de ce film un objet unique qui devient une histoire folle déformant la réalité pour la rendre inquiétante, oppressante. Et qui ne peut avoir de fin, car tout peut recommencer. Et tout n’était-il qu’un flash-back, un retour en arrière comme un cauchemar, d’une véritable aventure, ou un simple délire ?
La première lecture du film est la suivante :
L’action du Cabinet du Docteur Caligari se déroule en six actes dans une ville imaginaire du nord de l’Allemagne nommée Holstenwall, à la frontière hollandaise. Profitant de l’installation d’une fête foraine, Caligari, un homme mystérieux, vient présenter Cesare à la population, un somnambule qui a la faculté de prédire l’avenir et qui va annoncer à un homme, Alan, sa mort imminente. Suite à leur arrivée, plusieurs meurtres sont commis. L’ami d’une victime Alan, Francis soupçonne Caligari et raconte l’histoire. C’est l’un des premiers films se passant à la première personne. Tout semble donc une histoire de crimes, d’enlèvements et de manipulation, avec le docteur Caligari comme monstre, et le beau Cesare comme exécutant inconscient. Caligari est démasqué et s’enfuit.
Mais un prologue et un épilogue, voulus par Fritz Lang pour ne pas effrayer le public, plonge ce film en abîmes en montrant un fou, Francis, dans un asile en train de narrer cette action à un autre fou, en mettant en scène les personnes qui les entourent au quotidien : les autres fous, dont Cesare et Jane la belle héroïne, les infirmiers, et le directeur de l’asile qui pourrait n’être que le montreur forain Caligari, ou plutôt sa réincarnation. Donc tout pourrait n’être qu’une vision du personnage.
Est-on seulement dans les hallucinations de la folie ou la réalité palpable de l’horreur ? Récit de l’histoire d’un fou par un fou, ou témoignage contre l’enfermement totalitaire et le meurtre impuni, préfigurant la montée plus tard du nazisme dix ans plus tard ?
Le directeur de l’asile Caligari que l’on met sous camisole de force est-il vraiment le docteur Caligari ? Les inscriptions qui apparaissent mystérieusement le lui enjoignent. Il pense le devenir avant d’être lui-même interné, pour laisser la place au véritable directeur, qui pourrait prendre sa place dans le besoin de manipuler les autres et continuer la chaîne des meurtres en reprenant le flambeau de Caligari, car on est toujours un Caligari en puissance pour asservir l’autre.
Les deux lieux du film, la fête foraine et l’asile sont les réceptacles de l’angoisse de cette «inquiétante étrangeté» qui fait basculer la raison.
Tout devient troublant, les renversements de situation, les toiles peintes à la place des décors en dur donnant un monde tout en obliques, le jeu outré des acteurs, le somnambule qui divague, les déplacements flottants des personnages, la figure de Caligari tueur sadique et directeur d’asile à la fois, la beauté fatale de Cesare qui trouble d’ailleurs Jane.
C’est d’ailleurs le même acteur remarquable qui jouera plus tard dans Les mains d’Orlac.
Quelques scènes sont mémorables : la prédiction de la mort d’Alan, son assassinat vu comme un théâtre d’ombres, l’enlèvement de Jane par le somnambule et sa fuite par-dessus les toits, les zones d’ombre de Caligari, l’univers de l’hôpital psychiatrique avec l’apparition fantomatique de Jane, les décors presque naïfs finissant par devenir surréels.
La façon de filmer est novatrice avec des lignes de fuite obliques, les fausses perspectives, les proportions déformées, les angles vifs, les gros plans inquiétants, le chaos et l’utilisation exacerbée des ombres et de la lumière, ses fondus enchaînés en iris qui ponctuent chaque scène.
Le faux accentué fait rendre gorge au réel factice.
Il fallait un courage certain, et une grande connaissance de chaque plan du film, et de la musique de cette époque, pour oser s’attaquer à ce monument devenu légende, mythe sacré.
Jean-François Zygel, armé de sa profonde connaissance du cinéma muet, du mouvement expressionniste et surtout de son génie d’improvisateur l’aura osé et réussi. Et c’est une recréation de ce film auquel on assiste, et dont il accentue la parabole sur la folie.
Il donne d’ailleurs cette définition de la folie : le fou est celui qui croit que deux et deux font cinq, celui qui n’est pas fou est celui qui sait que deux et deux font quatre, mais ne le supporte pas.
Le cabinet sonore du bon docteur Zygel restitue l’ambiguïté et le climat oppressant du film et il magnifie la force maléfique de ce cauchemar, réel ou imaginé, avec la présence tangible de la folie qui tous nous menace.
Pour cela il adjoint à son piano, peut-être trop sage à son gré, un percussionniste, Joël Grare, et toute la couleur de sa musique d’accompagnement en est changée, plongeant vers l’obscur.
À part le thème du docteur Caligari qui revient en boucle, tout est improvisé à l’instant. Et la surprise vient d’une musique totalement différente de celles auxquelles il nous avait habituées, qui d’habitude mêlait citations subtiles et soulignements du discours.
Ici rien de tel, à part une vague effluve de la marche nuptiale de Lohengrin lors de la déclaration du fiancé à Jane. La musique va sonner moderne, atonale ou du moins en tonalité très élargie comme l’était celle de l’époque. Jean-François Zygel avoue d’ailleurs sa passion pour Paul Hindemith et le jeu des sons du Ludus Tonalis et dont l’opéra scandaleux Assassin, espoir des femmes est contemporain de ce film.
Parfois une sorte de sonate pour piano et percussion se crée séparant les récitatifs du récit, de l’action plus soutenue.
Pour les récitatifs il crée une musique presque pas à pas, et pour l’action un plus grand déferlement, surtout vers la fin du film.
Mais le parti pris de la sobriété, du poids des silences, accentue ce climat surtout nocturne, où les pertes de repère sont totales. Le piano est tout sauf lyrique, des notes piquées accentuent la violence sous-jacente du monde.
« Les esprits existent, ils sont parmi nous » dit le premier dialogue du film, l’accompagnement inspiré de Jean-François Zygel, les rend palpables.
En bis Jean-François Zygel et son complice percussionniste Joël Grare, interpréteront le bien nommé « scherzo de la folie » qui fut donné parfois lors des projections de ce film.
Gil Pressnitzer
Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées
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