Ce mardi 13 mai à 19 h rue Mirepoix, on aurait pu croire qu’Ombres Blanches fêtait déjà son quarantième anniversaire, avec un an d’avance. C’était l’affluence des grands jours, beaucoup de membres du microcosme culturel toulousain, mais aussi de lecteurs « accros » (comme moi) à cette librairie si éclectique qui n’a cessé de se diversifier au fil des ans; avec son fonds de plus de 100.000 livres, sa sympathique équipe de libraires dignes de ce nom, ses savoureuses rencontres d’auteurs, son lien si fort avec les acteurs culturels de la ville rose…
Pour accompagner la soirée d’ouverture de la nouvelle librairie étrangère et du nouvel espace de rencontres*, Vicente Pradal et sa fille Paloma ont interprété un récital de flamenco, nourri comme toujours des grandes œuvres de la littérature espagnole, dont la famille Pradal a été bercée et qu’elle ne cesse d’enluminer; c’était un excellent choix, même si le brouhaha des conversations dans la partie librairie occultait ce beau moment de duende
Auparavant, le champagne avait permis de trinquer avec l’équipe de cette « petite entreprise qui ne connaît pas la crise » au prix d’un travail incessant et d’une philosophie, d’une éthique même, exemplaire.
Christian Thorel a d’ailleurs rappelé l’histoire de ce « commerce de livres » dont il préside depuis plusieurs décennies aux destinées, comme le vieux marin de Coleridge tenant la barre contre vents et marées, rappelant haut et fort que « les librairies (doivent) rester des lieux de vie, des lieux où des êtres singuliers en convoquent d’autres au banquet des lettres, des mots, des pages, des livres, ces liens ténus ou solides entre les rêves et la réalité». Il a cité le philosophe Jean-Luc Nancy qui dans son livre Sur le commerce des pensées, publié en 2005, a actualisé la Lettre de Diderot sur le commerce des livres:
« La librairie occupe le lieu de ce commerce: elle est tout occupée par ce passage des uns aux autres, des auteurs aux lecteurs, des éditeurs aux auteurs et aux lecteurs, des auteurs entre eux, des libraires aux livres et des livres aux lecteurs, et plus loin encore, à ceux qui ne lisent pas et qui, pourtant, de loin, sans le savoir, sont un jour ou l’autre touchés par des mots, par des tours, par des façons de dire et de penser qui se sont ici publiées et communiquées, qui se sont vendues et achetées, proposées et choisies, confrontées, affrontées, ignorées aussi et oubliées, chacune en même temps enclose et déclose dans son (il)lisibilité. Le « libraire », jadis, était tout ensemble l’éditeur, l’imprimeur et le libraire, le génie familier de l’auteur, de l’ouvrage et du lecteur. C’est toujours ce triple génie qui hante le livre, qui le façonne et qui l’expose, qui le replie et qui le déplie indéfiniment sur soi et sur le monde ».
Il a dédié ce moment festif « à nos livres, à toutes les bibliothèques et toutes les librairies du monde », ces « livres, objets du passé, désuets, mais outils encore d’avenir, ou du moins, avec une ambition moins prophétique, du présent »: champagne des idées!
Il aurait pu ajouter comme m’a dit Leo Ferré la première fois que je l’ai rencontré: « mon métier, c’est de provoquer les gens à l’intelligence ».
Rue Mirepoix, à Ombres étrangères, on trouvera des livres imprimés dans des langues qui nous sont de moins en moins étrangères; « des langues que nous entendons trop souvent sans les comprendre, que nous croisons chaque jour, dans une Toulouse heureusement devenue cosmopolite. Cosmopolite, une vertu notable pour une ville notablement universitaire et encore industrielle ».
Thorel et son équipe caressent l’espoir que leur espace rue Mirepoix, comme rue Gambetta, saura accueillir la diversité des origines des lecteurs comme elle accueille celle des auteurs, des livres qui leur sont destinés, qu’ils pourront travailler ou échanger. C’est là aussi qu’ils accueilleront désormais leurs rencontres quotidiennes avec les auteurs.
Par exemple, pour ce mois de mai-juin, on pourra croiser certains qui font revivre Jean Zay (le 4 mai à 16h 30), Jean Jaurès** (toujours le 4 mai à 18h), Achille Viadieu (le 17 mai) Federico Garcia Lorca (le mardi 10 juin à 18h): que du beau monde! C’est mon choix et j’en passe; il y en a pour tous les goûts.
Mais sans oublier le vendredi 6 juin à 18 h, mon cher ami Vicente Pradal, en chair et en os, à l’occasion de la parution de 100 Coplas Flamencas aux éditions Sables, avec la participation de Coralie Zahonero, Sociétaire de la Comédie française, de Raphael et Paloma Pradal. Il viendra donner à entendre une poésie méconnue, qu’il a collectée avec passion à la Casa Velazquez de Madrid mais aussi auprès de ses amis cantaores, puis adaptée avec bonheur en français, alors que c’est l’exercice difficile par excellence (« traduttore, traditore, traducteur, traitre » dit le proverbe italien). Rien d’étonnant puisqu’il est un des chantres de la grande poésie espagnole et du Cante Flamenco. Ces haïkus gitans, qui m’évoquent par moment les negros spirituals collectés et adaptés par Marguerite Yourcenar dans Fleuve profond, sombre rivière (paru chez Gallimard en 1964 et toujours disponibles dans le rayon NRF Gallimard Poésie en poche d’Ombres Blanches) raviront les vrais amateurs de poésie.
Tout cela est réjouissant, et encourageant, alors que ce monde me semble de plus en plus souvent se déliter autour de nous, alors que les faux prophêtes « enfoncent comme des clous ou distille comme un poison des idées dégueulasses dans l’esprit des gens qui n’en n’en ont pas » (Ferré encore), alors qu’à Toulouse, la Librairie Castela a disparu dans l’indifférence générale des pouvoirs publics et que la Librairie Privat se survit. Et que la civilisation du livre semble s’effondrer. Dans une tribune du mensuel Lire d’Avril, Michel Onfray, toujours aussi provocateur mais lucide, dressait un constat alarmant:
Mes amis de jeunesse me disent qu’ils ont connu des étudiants comme moi, qui mettaient le peu d’argent qu’ils avaient dans les livres d’occasion, qui en vendaient pour en racheter d’autres, avec un vrai enthousiasme. Aujourd’hui, on ne voit plus ça. Et c’est assez désespérant… Nous sommes dans une civilisation d’illettrés, au sens étymologique du terme, une civilisation d’Egyptiens. Il y a quelques scribes, qui savent lire et écrire, qui aiment ça, qui ont un rapport amoureux au texte et au papier, et puis il y a les autres… Il y a une civilisation qui s’effondre, celle du livre. La vraie conséquence, c’est le formatage du cerveau: c’est un organe dans lequel se trouve ce qu’on y met. Si on y met du vide, il y a du vide. Les gens qui lisent aujourd’hui sont très peu nombreux. Alors qu’on passe en moyenne trois heures cinquante minutes par jour devant la télévision…
Aujourd’hui, j’ai envie de dire à ce philosophe de venir plus souvent à Ombres Blanches, cette librairie qui n’a jamais renié son lien avec les Editions de Minuit, à la tête desquelles Jérôme Lindon a porté pendant 50 ans l’idée d’une littérature exigeante et découvert deux générations d’auteurs; ces éditions fondées par Jean Bruller et Pierre de Lescure en 1941, dont le premier ouvrage emblématique paru dans la clandestinité en 1942 fut Le silence de la mer de Vercors, devenu un ouvrage « classique », abordant des thèmes centraux, comme la vie, la guerre, la résistance, était dédié au poète Saint-Pol-Roux, ami de Jean Moulin et Max Jacob (tout un symbole!).
Et j’attends avec impatience le quarantième anniversaire d’Ombres Blanches, qui mérite plus que jamais son label de Librairie Indépendante de Référence (décerné par le Ministère de la Culture) et le Grand Prix national de l’entreprise culturelle, « ce lieu de perdition » où je n’emmène jamais ma carte bleue pour ne pas avoir de problèmes avec mon banquier, mais où je trouve toujours mon bonheur, où je pénètre en me remémorant Jean Jaurès**: « Il ne peut y avoir de révolution que là où il y a conscience» et Albert Camus: « tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude ».
E.Fabre-Maigné
15-V-2014
Librairie Ombres Blanches
50 rue Gambetta – 31000 Toulouse
Tel : 05 34 45 53 33
www.ombres–blanches.fr
*Le 2 mai, s’est aussi ouverte rue Gambetta Ombres (blanches) et Lumières, la librairie de cinéma dont Christian Thorel rêvait depuis toujours, tant le nom de ses lieux est associé au Septième Art; et la Cinémathèque, dans son cycle sur Surréalisme et cinéma, a donné l’occasion de visiter les Ombres Blanches des mers du sud, celles-là même qu’aimèrent Bunuel, Breton, Cocteau, Kyrou, auxquelles l’enseigne a emprunté son nom: celui d’une collection de livres sur le cinéma créée par l’éditeur Eric Losfeld.
** Jean Jaurès qui sera à l’honneur du 29 au 31 mai, au Théâtre Sorano, avec Jean-Claude Drouot (ce sera la troisième fois qu’il incarne Jaurès sur les planches), dans QUELLE RÉPUBLIQUE VOULONS-NOUS ? de Bruno Fuligni; et le dimanche 18 mai, à 22h25, dans QUI A TUÉ JAURÈS?, un docu-fiction inédit diffusé sur France 5, dans la Case du Siècle de Fabrice d’Almeida, relance le débat sur son assassinat, le 31 juillet 1914, à 21h40, au café du Croissant à Montmartre: Philippe Torreton l’interprète aussi magistralement.