Toulouse. Halle aux Grains, le 7 mai 2014. Felix Mendelssohn (1809-1847): Symphonie pour cordes n°10; Gustav Mahler (1860-1911) : Lieder eines fahrenden Gesellen; Richard Strauss (1864-1949): Sextuor extrait de Capriccio; Arnold Schoenberg (1874-1951) : La nuit transfigurée, op.4; Jonas Kaufmann, ténor. Kammerorchester Wien-Berlin.
Un étrange marketing diffuse la publicité de ce concert (première à Toulouse d’une tournée) sur le nom de Jonas Kaufmann et quelques uns ont été surpris de ne pas assister à un classique récital du célèbrissime ténor. Le programme ne comprend qu’une oeuvre vocale et assez courte mais le cycle des Lieder eines fahrenden Gesellen est une oeuvre si particulière et si rare qu’elle comble les amateurs de beau chant à défaut de ravir les amateur de voix. Certes le moment fort du concert restera l’interprétation historique de ce groupe de lieder par l’un des ténors les plus musiciens de l’histoire du chant. Mais il a su s’entourer d’un orchestre proche de l’idéal qui sertit ce cycle des chants d’un compagnon errant, devenant le joyaux du concert, enchâssé dans des oeuvres orchestrales choisies avec art.
Mendelssohn ouvre le concert avec un seul mouvement d’une symphonie pour cordes. Cela permet de proposer une atmosphère romantique, sombre d’humeur et lumineuse de structure qui laisse pantois. Les musiciens en des sonorités somptueuses et voluptueuses, développent une sensibilité musicale des plus stupéfiantes. Coupant le souffle, les premières notes de l‘adagio provoquent une écoute et une concentration du public quasi instantanée qui ne se relâchera pas.
Immédiatement la certitude d’être en face de musiciens d’exception enchante. Les cordes des deux orchestres les plus aimés du public et de la discographie : les Philharmonies de Vienne et de Berlin réunies dans cet ensemble, démultiplient leurs qualités. La texture des cordes est incroyablement soyeuse et brillante sans agressivité mais avec panache. Les plus belles qualités des deux orchestres sont comme magnifiées. Phrasés aristocratiques, nuances très profondes et couleurs irisées font de ces musiciens réunis une sorte de quintessence de légato et d’énergie.
La Nuit transfigurée de Schoenberg, dans l’orchestration du compositeur, sonne comme un hymne hédoniste à l’intelligence et la beauté dans une relation fusionnelle. Ce mouvement unique emporte le public dans les émotions vertigineuses des poèmes si morbides et sublimes de Richard Dehmel, Verklärte Nacht. La perfection de la technique est mise au service d’une interprétation tenue et impressionnante qui recrée l’émotion par l’admiration. Jamais il ne m’a été donné d’entendre et de ressentir une telle sécurité dans les possibilités expressives d’un orchestre de cordes. L’écoute et la fusion des timbres est celle de musiciens de chambre et l’ampleur des sonorités de pupitres est digne de grandes formations symphoniques. Des qualités qui semblent opposées sont ce soir entremêlées dans un véritable vertige.
Seul le sextuor de Capriccio de Richard Strauss joué par tout l’orchestre est un peu trop « énorme » pour toucher au même niveau. Un son toujours aussi parfait, mais « Kolossal », démultiplie une oeuvre d’inspiration rococo qui en perd son intimité constitutionnelle.
On comprend que de tels interprètes ne peuvent en aucun cas être « accompagnateurs » ou « faire valoir » d’un chanteur. C’est donc en musicien que Jonas Kaufmann rejoint ces artistes de haut lignage. Le ténor Allemand qui fait siens les rôles wagnériens comme peu l’ont fait, est tout à son aise dans la tessiture de ce cycle si particulier. Mahler a lui même écrit les poèmes et touché par une déception amoureuse y inscrit entre les lignes et les notes sa propre souffrance d’amoureux meurtri. L’autodérision un peu morbide de ce cycle est une gageure à relever. Prendre au pied de la lettre ces plaintes les rendent ridicules. Trop de distance détruit leur profonde mélancolie. Une voix seulement belle ne touche pas assez, un souffle court détruit les lignes, des notes trop tendues cassent le côté moribond de certaines mélodies. La familiarité du ton exige une grande complicité avec le public tandis que la mort suggérée à la fin doit être comme lointaine et irréelle cachée sous la splendeur sensuelle du tilleul. Jonas Kaufmann et les musiciens viennois et berlinois, augmentés de claviers, vents et percussions comprennent toute la subtilité de ce cycle et leur connivence totale leur permet d’en offrir une interprétation inoubliable.
D’une voix de velours, fragile en des demi teintes crépusculaires, des couleurs morbides et des pianissimi aériens comme suspendus et dans le timbre, Jonas Kaufmann utilise sa fabuleuse technique pour faire de sa voix un instrument de pure poésie. La clarté de la dicton, l’intelligence rythmique, et la sensibilité romantique permettent d’aller au plus loin du sens de ce cycle de lieder. On reste sans capacité de commentaire devant une telle adéquation entre les moyens instrumentaux, vocaux, artistiques. Un voyage inoubliable avec la poésie tourmentée de cet amoureux meurtri. Le public fait comme il se doit une ovation a de tels interprètes et Jonas Kaufmann offre deux bis. Une interprétation élégiaque et désespérée de Traüme, l’étude pour Tristan que Wagner a inclus dans ses Wesendonck Lieder. Vocalement le ténor distille des nuances pianos sensuelles tout en déployant un peu plus son timbre capable de chaleur. C’est dans son bis, le fabuleux Zueignung de Richard Strauss, que le développement du timbre prend toute son ampleur dans ce grand arc vocal qui se termine sur un magnifique fortissimo. Le ténor revient à sa voix d’opéra large et projetée sans abandonner un instant cette intelligence du texte de liedersänger.
Un fabuleux concert dans lequel des artistes au talent musical exceptionnel se sont mis au service du grand répertoire germanique depuis le romantisme le plus pur de Mendelssohn à la marge de l’atonalité avec Schoenberg, en magnifiant Mahler.
Grâce au cycle « Grands Interprètes », les Toulousains ont eu la primeur de cette tournée de concerts qui fera date !
Hubert Stoecklin