L’Orchestre de Paris et son chef pour ce concert, Paavo Järvi, ne sont pas des habitués de la Halle d’où l’intérêt supplémentaire de ce programme. Et sans pour autant bouder son plaisir de retrouver au piano un habitué, lui, des concerts toulousains, j’ai nommé Nicholas Angelich. Il nous interprète le Concerto pour piano n°1. Le concert débutera par l’Ouverture pour une fête académique, op.80 et se terminera par la Symphonie n°1 en ut mineur, op.68.
Rendez-vous donc le vendredi 25 avril à 20h dans le cadre du cycle Grands Interprètes.
Quelques mots sur le pianiste seront suivis d’un commentaire sur le concerto en question, puis d’éléments sur l’Orchestre de Paris, sur Paavo Järvi, et enfin sur la Première symphonie.
Nicholas Angelich, ce pianiste surdoué à l’étonnante maturité, et pourtant, toujours inquiet.
Né aux Etats-Unis en 1970 d’une mère pianiste et d’un père violoniste, les deux issus de familles aux racines de l’Europe de l’Est, Nicholas Angelich, ne donnera-t-il pas son premier concert à 7 ans !! interprétant alors le Concerto n°21 en ut majeur HV 467 de Wolfgang-Amadeus Mozart ?
Il entre à 13 ans au Conservatoire National Supérieur de Paris et étudie avec Aldo Ciccolini, Yvonne Loriod, Michel Beroff. Il travaille aussi avec Marie-Françoise Bucquet, Leon Fleisher, Dmitri Bashkirov et Maria João Pires. En 1989, Nicholas Angelich remporte à Cleveland le 2e Prix du Concours International R.Casadesus et en 1994, le 1er Prix du Concours International Gina Bachauer.
Grand interprète du répertoire classique et romantique, il donne l’intégrale des Années de Pèlerinage de Liszt au cours de la même soirée. Il s’intéresse également à la musique du XXe siècle : Messiaen, Stockhausen, Pierre Boulez, Eric Tanguy et Pierre Henry dont il crée le Concerto sans orchestre pour piano.
En mai 2003, il fait ses débuts avec le New York Philharmonic et Kurt Masur (Beethoven n°5). Toujours sous sa direction, mais avec l’Orchestre National de France, il effectue une tournée au Japon (Brahms n°2). En 2003, il participe au 10e anniversaire du Festival de Verbier. Eté 2005 : première apparition au Festival Martha Argerich de Lugano. Vladimir Jurowski l’invite en octobre 2007 à faire l’ouverture de la saison avec le Russian National Orchestra.
En récital et en passionné de musique de chambre il joue dans les salles européennes les plus représentatives, et avec les partenaires les plus réputés.
Depuis ses treize ans, il vit à Paris, revenu des “States“ avec sa mère. Il pointe depuis maintenant une dizaine d’années dans la cour des Grands. C’est un pianiste qui se singularise aussi par une relation très forte avec un public qui nourrit à son égard une admiration et une fidélité plutôt rares. Est-ce la perception d’une forme de fragilité, de timidité, de ce doute permanent qui semble l’animer ? et qui paraît rejoindre sa réponse à la question « Pourquoi joue-t-on ? » : « Parce que c’est comme ça. C’est trop compliqué à expliquer. Pourquoi est-on écrivain, acteur, pianiste ou mathématicien ? pour ne pas fuir la question, je dirai : c’est évident et nécessaire.…On joue parce qu’on aime ça. »
Genèse du Concerto pour piano et orchestre n°1 en ré mineur, op. 15
D’une durée de plus de 45 minutes, c’est un très long concerto, il présente trois mouvements, Maestoso, Adagio, Rondo-allegro non troppo. Son élaboration fut longue et difficile. Les circonstances qui l’ont vu naître mettent en lumière la persévérance et le constant souci de perfection si caractéristiques du Maître. Mais, en même temps, elles sont l’image d’un des traits dominants du caractère du jeune Brahms à savoir un réel manque d’aptitude à la décision. Ce qui va lui causer nombre de déboires dans sa vie professionnelle mais aussi affective. On en trouvera d’évidentes marques dans son œuvre.
En avril 1853, âgé de bientôt vingt ans, il quitte sa demeure et une famille éplorée pour participer à une tournée de concerts organisée par le violoniste Reményi. Un mois plus tard, les deux compères arrivent à la cour de Hanovre où le violoniste prodige Joseph Joachim âgé de vingt-deux ans est Konzertmeister. Ce fut une rencontre déterminante, décisive pour J. Brahms, une amitié immédiate et pour longtemps. Elle sera le point de départ d’une deuxième rencontre toute aussi déterminante quand J. Joachim conduira notre compositeur à Düsseldorf chez les Schumann. Ces quelques lignes écrites par Robert Schumann à J. Joachim résument l’impression faite : « …on pourrait comparer
Brahms à un magnifique fleuve qui, comme le Niagara, se montre dans toute sa beauté lorsqu’il tombe, en chute d’eau, des hauts rochers, au milieu de l’écume, portant sur ses vagues l’arc-en-ciel, tandis que les rayons jouent sur ses rêves et que les voix des rossignols l’accompagnent. Je crois que Johannes est le véritable apôtre qui, lui aussi, écrira une Apocalypse, que de multiples pharisiens, pendant de longs siècles, seront incapables de déchiffrer. »
Robert Schumann a quarante-trois ans, Johannes Brahms juste vingt ans.
Clara n’est pas en reste qui note son émotion quand elle voit au piano « cet homme au visage intéressant, juvénile, qui se transforme complètement quand il joue, sa belle main qui triomphe avec aisance des pires difficultés (les propres œuvres de Clara sont très difficiles à jouer). »
Brahms se plaît chez les Schumann et malgré sa timidité, se sent rapidement à l’aise dans le cercle d’artistes que l’on côtoie chez eux quotidiennement. Des jours de fêtes qui vous font vraiment vivre, avouera-t-il. Hélas, cette félicité ne va pas durer. Le 27 février 1854, Robert Schumann se jette dans le Rhin, en réchappe mais le coup est terrible pour le jeune Maître. Pourtant, dans un nouveau déferlement de puissance créatrice, il termine la première version du très lyrique Trio op.8 en si majeur pour piano, violon et violoncelle.
En même temps, ce sont trois mouvements d’une sonate pour deux pianos (Clara Schumann et lui) que Brahms achève, « plus belle encore que son magnifique trio,» dira Julius Grimm, chef de chorale à Gottingen et ami. « Je l’ai souvent jouée avec Frau Schumann, mais je m’aperçois que les deux pianos ne suffisent plus, » écrira le compositeur. Il orchestre alors le premier mouvement pour en faire le morceau initial de sa première symphonie; et ce sera, finalement, pour un concerto pour piano. J. Joachim, est prié de donner son avis. Puis, ce seront à la suite, le Finale (Rondo) puis l’Adagio puis à nouveau le premier complétement remanié que le virtuose-compositeur-chef d’orchestre Joseph Joachim aura à juger. Il créera le concerto à Hanovre, le 22 janvier 1859 avec Brahms au piano. Les transformations seront incessantes pendant cinq ans.
Tout au long des trois mouvements, l’éventail émotionnel va de la tragédie la plus classique à la résignation pleine de dignité. L’ensemble est traduit par une écriture s’éloignant du genre traditionnel, les libertés prises choquant alors profondément à l’époque. La majorité des critiques parleront davantage d’une « symphonie avec piano obligé » que d’un concerto. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’instrument n’y est employé qu’en fonction de l’expression poétique de l’ensemble de l’œuvre, et qu’à aucun moment n’est faite une quelconque concession à la virtuosité pure, à la bravoure extérieure inhérentes par la tradition à ce genre d’œuvre.
Fin du premier mouvement avec d’insistants coups de timbales avant la coda passionnée, marquée pour les quatre dernières mesures par l’éclat des trompettes.
Le deuxième mouvement est un Adagio. Serait-il la traduction de la réaction de Johannes Brahms vis-à-vis des souffrances de Robert Schumann? Pourtant il écrit à Clara : « Je suis en train de faire un gentil portrait de vous sous la forme d’un adagio. » La toute première intervention du soliste est molto dolce e espressivo. Elle se signale par ses deux simples accords arpégés délicatement énoncés, empreints de beauté vivante, obsédante. Elégie, ou portrait? Les deux à la fois? Exprime-t-il la beauté du caractère de Clara Schumann?
Deux mesures de silence, et l’écriture pianistique devient plus ferme. La déroulement de la mélodie suggère, sans la moindre ambiguïté l’esprit du Benedictus (« Benedictus qui venit in nomine Domini »). Austérité et noblesse intérieure se dégagent de ces pages musicales empreintes de ces douces rêveries que l’on croirait improvisées, avec cette sombre passion qui émane des pupitres de cordes, ces trilles jaillissants, ces cinq coups de timbales de l’avant-dernière mesure, tout cela est bien le fruit d’une – déjà – complète expérience musicale et humaine.
Le rondo final est un Allegro ma non troppo qui va quelque peu détendre l’atmosphère. Comme dans de nombreux concertos classiques, c’est le piano qui
énonce le thème principal. Le soliste est aussi chargé de présenter le premier couplet; le second est laissé aux cordes. Avec son énergie rythmique, le début du finale évoque une douleur tempérée par une solide volonté de vivre. C’est par son aptitude naturelle à la technique de la variation que Brahms va traiter l’ensemble de ce mouvement dans lequel les soli et les tutti sont distribués à égalité entre le piano et l’orchestre au rôle capital. On remarquera les développements dans lesquels le clavier et les basses semblent ne jamais devoir épuiser leurs forces. La vraie détente n’intervient, au piano, que dans la cadence quasi fantasia avec son postlude rêveur et les hautbois et bassons nonchalants. Tout cela constitue une excellente préparation pour une impétueuse coda qui ne
fut pas, d’ailleurs, sans poser de nombreuses difficultés à son compositeur. Mais le but est finalement atteint : rigueur, passion, beauté profonde, telles sont les qualités premières du premier Concerto pour piano et orchestre de « L’homme du Nord ».
Orchestre de Paris
Héritier de la Société des concerts du Conservatoire fondée en 1828, l’Orchestre de Paris donne son concert inaugural en novembre 1967 sous la direction de Charles Munch. Après le décès de son père fondateur, la direction musicale de l’Orchestre sera confiée successivement à Herbert von Karajan, sir Georg Solti, Daniel Barenboim, Semyon Bychkov, Christoph von Dohnányi et Christoph Eschenbach. Paavo Järvi est Directeur musical depuis la saison 2010/2011 et son contrat a été prolongé jusqu’en 2015/2016.
L’orchestre inscrit son répertoire dans le droit fil de la tradition musicale française affirmée dès la Société des concerts du Conservatoire en jouant un rôle majeur au service du répertoire des XXe et XXIe siècles à travers l’accueil de compositeurs en résidence, la création de nombreuses œuvres (Xenakis, Berio, Dusapin, Dalbavie, Manoury, Saariaho, Stroppa, Takemitsu…) et la présentation de cycles et de programmes exceptionnels consacrés aux figures tutélaires de la musique française du XXe siècle (Messiaen, Dutilleux, Boulez, etc.).
En septembre 2012, l’orchestre s’est produit en Espagne sous la direction de Yoel Levi avec Jean-Frédéric Neuburger, puis au Festival de Prague sous la direction de Paavo Järvi. Invité régulier des grandes capitales musicales, l’Orchestre de Paris a tissé des liens privilégiés avec New York, Londres, Vienne, Berlin ou Amsterdam, les pays scandinaves, la Russie mais aussi avec les publics chinois, japonais et coréen.
Avec le jeune public au cœur de ses priorités, l’orchestre diversifie ses activités pédagogiques (concerts éducatifs ou en famille, répétitions ouvertes, ateliers, classes en résidence, parcours de découvertes…) tout en élargissant son public (scolaires de la maternelle à l’université, familles…). Ainsi, au cours de la saison 2012/2013, les musiciens ont initié près de 40 000 enfants à la musique symphonique.
Paavo Järvi direction
Paavo Järvi est né à Tallinn (Estonie) en 1962. C’est auprès de son père, Neeme Järvi, qu’il découvre le monde musical, déchiffrant à quatre mains des symphonies de Haydn, comparant les interprétations dans l’impressionnante collection de disques paternelle, chantant sous sa direction dans un chœur d’enfants ou encore en assistant à ses répétitions. Il commence par étudier la percussion, puis la direction d’orchestre.
Une prise de position en faveur de la liberté artistique vaut à la famille de nombreux tracas politiques qui la conduisent à quitter l’Estonie pour les États-Unis en 1980. Paavo Järvi a alors 17 ans. Il poursuit ses études au Curtis Institute of Music de Philadelphie, au Los Angeles Philharmonic Institute avec Leonard Bernstein et dirige particulièrement le répertoire scandinave, tout en affirmant d’autres domaines de prédilection, dont la musique française et la musique russe. Paavo Järvi accède ensuite à ses premières responsabilités : directeur musical du Malmö SymfoniOrkester (1994-1997), premier chef invité du Royal Stockholm Philharmonic Orchestra (1995-1998) ainsi que du City of Birmingham Symphony Orchestra (1996-1999).
La décennie 2000 a vu sa carrière s’accélérer. Invité à diriger un programme du Cincinnati Symphony Orchestra en 2001, il lui a été proposé d’en prendre immédiatement la direction musicale, qu’il n’a quittée qu’en 2011, le titre de chef émérite lui ayant été décerné en reconnaissance du travail accompli. Il est également directeur musical du Hessische Rundfunk Sinfonieorchester de Francfort depuis 2003. En 2004, il est devenu directeur artistique de la Deutsche Kammerphilharmonie de Brême. Avec cet orchestre de chambre indépendant, il a réalisé notamment un enregistrement intégral des symphonies de Beethoven recueillant un grand succès tant public que critique. Il a été nommé Chef principal de l’Orchestre symphonique de la NHK à partir de la saison 2015/2016.
En 2004, Paavo Järvi dirige pour la première fois l’Orchestre de Paris. L’entente est immédiate, les concerts magnifiques. Il est réinvité à plusieurs reprises, avant de devenir en septembre 2010 le septième Directeur musical de l’Orchestre de Paris.
Symphonie n°1 en ut mineur, op. 68
Travaillée pendant plus de vingt ans, de 1854 à 1876
Création le 4 novembre 1876, à Karlsruhe, sous la direction de Felix Otto Dessoff
I. Un poco sostenuto – Allegro durée : 13 mn
II. Andante sostenuto durée : 9 mn
III. Un poco allegretto e grazioso durée : 5 mn
IV. Adagio – Più andante – Allegro non troppo, ma con brio durée : 17 mn
Effectif orchestral : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 3 bassons (dont un contrebasson), 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, timbales, les cinq pupitres de cordes.
« … Puis vint enfin la Première Symphonie, née d’une gestation de vingt années ! Brahms ne voulait pas se sentir sous-estimé par rapport à Beethoven et au genre symphonique : pas question de s’engager sur la voie médiane d’une symphonie “ classico-romantique“ qu’il maîtriserait mal, et dont il ne livrerait qu’une mouture médiocre. A ce titre, la Première Symphonie débute dans une insoutenable tension dans laquelle on sent Brahms se demander comment commencer sa symphonie. Et cette introduction en ut mineur insuffle le caractère général de l’œuvre. Dans le dernier mouvement, la mélodie en ut majeur qui ouvre l’Allegro non troppo est empreinte d’une philosophie toute beethovenienne, dans la manière d’en découdre avec ses conflits intérieurs et de laisser briller un optimisme et un positivisme inébranlables. » Kurt Masur
Autour de la Première Symphonie : Le fruit d’une longue gestation
Scansion régulière et implacable de la timbale en introduction du premier mouvement, le ton est donné, du style : « Ça y est, c’est moi, j’arrive; cela fait près de vingt ans que vous attendez ma première symphonie : la voilà, Et c’est parti pour plus de quarante minutes; presque autant que ce cher Beethoven avec sa Sixième, la plus longue, si l’on met de côté la Neuvième mais qui est plus qu’une symphonie. Et pas question de parler de la Dixième comme l’a énoncé de façon un peu irréfléchie, ce cher Hans von Bulöw, mon ardent supporter et grand chef d’orchestre. »
Ainsi le martèlement insistant des timbales dans cette introduction lente annonce-t-il une nouvelle écriture symphonique dont les débuts furent particulièrement tourmentés puisqu’il faut attendre 1876, et les quarante ans révolus, pour qu’enfin, après maints essais et tergiversations, la partition soit défendue en public. Tout semblait pourtant prédestiner le jeune Brahms à une carrière plus précoce dans le domaine symphonique. Mais faisons un petit retour en arrière.
En avril 1853, âgé de bientôt vingt ans, il quitte sa demeure et une famille éplorée pour participer à une tournée de concerts organisée par le violoniste Reményi. Un mois plus tard, les deux compères arrivent à la cour de Hanovre où le violoniste prodige Joseph Joachim âgé de vingt-deux ans est Konzertmeister. Ce fut une rencontre déterminante, décisive pour J. Brahms, une amitié immédiate et pour longtemps. Elle sera le point de départ d’une deuxième rencontre toute aussi déterminante quand Joseph Joachim conduira notre compositeur à Düsseldorf chez les Schumann. Ces quelques lignes écrites par Robert Schumann à J. Joachim résument l’impression faite : « …on pourrait comparer Brahms à un magnifique fleuve qui, comme le Niagara, se montre dans toute sa beauté lorsqu’il tombe, en chute d’eau, des hauts rochers, au milieu de l’écume, portant sur ses vagues l’arc-en-ciel, tandis que les rayons jouent sur ses rêves et que les voix des rossignols l’accompagnent. Je crois que Johannes est le véritable apôtre qui, lui aussi, écrira une Apocalypse que de multiples pharisiens, pendant de longs siècles, seront incapables de déchiffrer. »
Robert Schumann a quarante-trois ans, Johannes Brahms juste vingt ans. Clara n’est pas en reste qui note son émotion quand elle voit au piano « cet homme au visage intéressant, juvénile, qui se transforme complètement quand il joue, sa belle main qui triomphe avec aisance des pires difficultés (ses propres œuvres sont très difficiles). »
Les premières pages – des sonates pour piano – dégagent une telle force orchestrale et paraissent tellement à l’étroit dans le carcan imposé par le clavier que Robert Schumann, et Clara, ne peuvent que prédire et encourager fortement le jeune Johannes surnommé « l’aigle » à se pencher sur le développement nouveau de la musique d’orchestre qu’ils ont deviné.
C’était sans compter sur l’un des traits de caractère de leur « Messie » à savoir, un réel manque d’aptitude à la décision. Le manque de confiance en soi est évident. Le jeune compositeur a peur d’être comparé à Beethoven aussi bien pour les schémas liés à l’écriture symphonique que celle liée au quatuor. Alors, pendant vingt ans ce sera de la musique de chambre, sous toutes ses formes : œuvres pour piano, piano et violon, somptueux trios, quintette, sextuor. Ici, on est loin encore du vieux barbu, à la mine satisfaite, cliché un peu trop mis en avant, pour l’instant c’est la fougue, le jeunesse, la pudeur, la poésie mais aussi une certaine forme de souffrance qui ne va pas s’exprimer dans un romantisme échevelé mais bien plus arrondi, moins extraverti, qui fera dire à certains, comme bridé par le classicisme.
Et le chant? Il n’est pas absent avec ce Requiem allemand et la Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre. Et la danse? Elle est là aussi avec ces valses pour piano mais aussi celles pour piano à quatre voix et quatre mains. De la fraîcheur toujours mais par-ci, par-là, des touches sombres et des œuvres plus embrumées, traversées par quelques nuages plus ou moins cotonneux.
Il y aura bien aussi ce Premier Concerto pour piano et orchestre en 1859, à la genèse si délicate qui héritera des tentatives avortées pour toujours de cet objectif : arriver à construire LA première symphonie. Mais Clara est toujours là, qui lui écrit dès le 2l Juin i860 : « Des hommes comme toi subissent les charmes de la nature et trouvent de quoi satisfaire leur âme. D’après ce que tu me dis dans ta lettre, une passion telle que la tienne peut mener à une symphonie. » Passion, quelle passion? Johannes a 27 ans, Clara 41!
Enfin 1873, et les Variations sur un thème de Haydn : c’est la première grande réussite orchestrale du compositeur. Les Sérénades précédentes et ces Variations ont pour effet de réveiller son entourage qui commençait à désespérer : « Après cet incomparable exploit dans le domaine de la musique d’orchestre, vos partisans vont attendre encore plus impatiemment cette symphonie si longtemps souhaitée. »
C’est finalement sur l’île sauvage de Rügen dans la Mer Baltique, que Brahms arrive enfin à mettre un terme, durant l’été l876 à un ouvrage dont la gestation aura duré plus de vingt ans. Le complexe beethovénien semble enfin vaincu, le doute levé. Dans la foulée, ce seront deux symphonies qui verront le jour. Paralysé jusqu’alors par cette ombre imposante qui le dominait, il aura utilisé le temps pour se forger sa propre architecture de l’ouvrage symphonique.
Par exemple, véritable musicien de l’Andante, il place ce mouvement en deuxième position dans la première comme dans les trois suivantes; simple sur le plan formel, il illustre parfaitement ce lyrisme peu commun auquel il donne libre cours habituellement dans ce type de tempo. Le troisième mouvement ne revêt pas le caractère du scherzo mais épouse la forme plus rêveuse de l’intermezzo qui devient si typiquement brahmsien.
Quant à la démarche dans la composition, celle de Brahms est évidemment bien plus romantique. Le Sturm und Drang est encore là dans les mouvements extrêmes tandis que l’unité du mouvement s’organise à partir de la cohésion de différents motifs découlant de thèmes plus nombreux. L’interactivité du matériau thématique est privilégiée. Elle est telle que dans certains passages, les difficultés font que la direction d’orchestre n’arrive pas toujours à trouver les meilleures solutions!!
Si l’on rajoute, la superposition et l’entrecroisement des rythmes ainsi que le placement des accentuations, l’importance des points culminants mélodiques qui sont savamment préparés rythmiquement, l’énorme travail d’exploration des sonorités nouvelles, pour certaines, dues à des alliances originales entre instruments de l’orchestre, et d’autres à l’emploi de tessitures peu exploitées jusqu’alors, tout cela nous amène à la conclusion suivante : l’interprétation de chacune des quatre symphonies recèle un maximum de chausse-trapes.
C’est là que l’on retrouve toutes les qualités acquises dans la pratique de la musique de chambre. Sa grande expérience s’illustre alors par une transparence dans l’énoncé des mélodies et par de constants échanges de thèmes et motifs aux différents instruments. Il vous sera intéressant de repérer la séparation systématique des cordes à registre grave comme violoncelles et contrebasses, de repérer encore le thème principal du Finale de cette Première, entendu d’abord aux violoncelles et qui rappelle l’air du finale avec chœurs de la … Neuvième de Beethoven.
Enfin, terminons cette page avec un fait anecdotique : le compositeur, qui n’a jamais été très très clair dans ses rapports avec Clara Schumann, lui envoya sur une carte postale, en septembre 1868, alors qu’il était en vacances dans les Alpes, le thème évocateur confié au cor dans l’introduction du finale. « Du haut de la montagne, au fond de la vallée, je te salue mille fois, » écrit-il sous la mélodie, ajoutant : « C’est ainsi que résonna ce jour la corne du berger dans les Alpes, aujourd’hui ». La symphonie toute entière était-elle conçue pour prouver à Clara que son créateur réalisait la foi qu’elle et Robert, disparu depuis 12 ans, avaient misé sur lui ?
Le dernier mouvement, le plus ample, le plus construit est en trois parties. D’une richesse incomparable dans l’orchestration, il débute par un effet de coloration surprenant: c’est l’entrée du cor. Quelques mesures plus loin, c’est le thème des flûtes, forte au-dessus d’autres bois et des pianissimo des cuivres et des cordes, et auquel succède la sonorité baroque des bois graves et des trombones.
Disposition et dynamique de tout ce passage sont inutiles à décrire mais mériteront toute votre attention, comme le magnifique thème joué sur les cordes graves des violons et des altos, enrichi de surcroît par les cors et les bassons, le tout sur un pizzicato à la contrebasse. Le secret brahmsien est là : accord idéal entre richesse et unité. Notre « Génie du Nord » s’est enfin libéré et peut rejoindre Robert Schumann qui écrivait : « Pour moi, la musique est toujours la langue qui permet de s’entretenir avec l’au-delà. »
Michel Grialou
Les Grands Interprètes
vendredi 25 avril à 20h00 – Halle aux Grains
Site Internet
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