Orchestre national du Capitole dirigé par Josep Pons
Solistes : Sara Fulgoni (mezzo-soprano), Judit
Robert Bork (baryton), le duc Barbe-Bleue
Dvorak opus 72 (extraits)
Le Château de Barbe Bleue de Béla Bartók, opéra en un acte
Après avoir été longtemps absent à la fois des scènes d’opéra et de concert, du fait de son caractère hybride entre l’opéra et l’oratorio, son manque de dramatisme, et aussi du fait de sa courte durée d’une heure environ qui oblige à des couplages plus ou moins heureux, Le Château de Barbe Bleue de Bartók commence à être souvent représenté en France : Paris, Bordeaux, Dijon,.. et même au château de Gilles de Rais. D’ailleurs le plus souvent sous la forme de concert plus que d’opéra tant son symbolisme et son statisme n’inspirent pas vraiment les metteurs en scène.
C’est d’ailleurs un bien pour un mal, car la musique se suffit amplement à elle-même. C’est d’ailleurs sous cette forme qu’Ivan Fischer et son superbe orchestre du Budapest Festival nous avaient éblouis l’an dernier, avec d’ailleurs une touche de mise en scène avec ces apparitions de femmes mystérieuses, et de rouge incandescent.
Alliant chatoiement et profondeur ce fut un moment exceptionnel.
Aussi on pouvait n’être que circonspect d’entendre un orchestre éloigné de la tradition hongroise, et devant pourtant donner mille couleurs différentes le long de la partition, un chef d’orchestre espagnol qui tentait de renouveler ce miracle passé, et deux solistes ne maîtrisant pas parfaitement le hongrois.
Mais Josep Pons connaît et aime cette partition de Bartók qu’il a dirigée assez souvent, au Liceu de Barcelone, avec une mise en scène par la troupe déjantée de la Fura del Baus, et au Palais Garnier à Paris avec d’ailleurs les mêmes solistes.
Josep Pons, directeur musical du prestigieux Liceu de Barcelone, a commencé par s’élancer dans quelques-unes des danses slaves de Dvorak. Délicieuses, mais anecdotiques et sans l’éclat rutilant que l’on pouvait en attendre, elles laissent vite la place au sommet du concert, l’œuvre de Bartók. Une œuvre courte de Bartok comme les Quatre Pièces pour orchestre par exemple aurait été plus judicieuse.
Quelques notes pour présenter cette musique qui demande des éclairages pour en saisir l’originalité, la nouveauté, la grande beauté.
Il s’agit la première œuvre vocale de Béla Bartók, et aussi de son unique opéra. Le titre original hongrois est : A Kékszakállú herceg vára (Le Château du prince Barbe Bleue). Il s’agit d’un opéra en un acte, op.11, Sz.48. Le livret écrit par Béla Balázs s’inspire du conte Barbe Bleue de Perrault qui était connu de par le monde, et donc en Hongrie.
Béla Bartók, qui aura toujours eu des rapports complexes avec les femmes, dont il craignait l’intrusion dans son moi créateur, se saisit de ce livret.
Il va d’ailleurs l’approfondir avec deux autres œuvres sœurs, Le Prince de Bois, Le Mandarin Merveilleux, qui prolongent sa méfiance envers la gent féminine, coupable à ses yeux de curiosité déplacée.
Le Château de Barbe Bleue est le château intérieur de Bartók, avec ses portes et ses douleurs et ses craintes, ses révélations, ses transgressions, et ses lacs de larmes qui encadrent notre existence. Là il ne peut être que seul.
Mais l’apport de Béla Balázs, le librettiste, est aussi prépondérant, car celui-ci était un être écartelé entre bien des identités : juive, hongroise, et attiré par les tendances expressionnistes et symbolistes. La musique mise par Bartók sur ses paroles est un haut chef-d’œuvre qui parvient magistralement à fusionner le folklore, la psychologie et l’expressionnisme.
Sa création en 1911 coïncide d’ailleurs avec l’apogée de la psychanalyse en Hongrie, et aussi de la volonté nationaliste de se dégager du germanisme étouffant.
Le prologue de l’opéra est essentiel et il livre quelques clés :
Prologue.
Mais où, mais où, dois-je cacher mon chant ?
Ah mon chant je le cache au fond de moi ?
Cela fut, cela ne fut pas : dehors ou bien dedans ?
Vieille légende, mais que signifie-t-elle
Messieurs, Mesdames ?
Maintenant écoutez le chant.
Vous le regardez, je vous regarde.
Le rideau des cils de nos yeux s’entrouvre :
Où est la scène : dehors ou bien dedans ?
Messieurs, Mesdames ?
Amertume et bonheur.
Histoires connues depuis si longtemps,
Le monde dehors est empli d’ennemis,
mais nous ne mourons pas par eux,
Messieurs, Mesdames ?
Nous nous regardons l’un l’autre, regardons
et chantons notre chant.
Qui sait d’où il nous vient ?
Nous l’écoutons, étonnés devant lui
Messieurs, Mesdames ?
Puis le rideau se lève et le dialogue impossible entre l’homme, Barbe Bleue, et la femme, Judit, (en fait tous les hommes et toutes les femmes dans l’esprit de Bartók), peut se dérouler, voué à l’échec et à la solitude.
Dans une symbolique intense de l’espace et du temps, matérialisée par les sept portes à ne pas transgresser, et les trois femmes à ne jamais évoquer, va avoir lieu le combat amoureux. Entre celle qui même au péril de sa vie, veut apporter la lumière, et celui rongé par la culpabilité et déchiré. Ces portes sont les fondements de la personnalité de Barbe Bleue : salle de torture – violence, salle d’armes – force, salle de trésor – richesse, jardin secret – beauté, royaume – pouvoir, lac de larmes – tristesse, les anciennes femmes – amour et passé.
Étranges sont les voies nocturnes de l’homme. (Trakl). Et pour ne pas l’avoir compris, Judit va rejoindre dans les ténèbres les autres tentatives d’amour de Barbe Bleue.
N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit.
Rage, enrage contre la mort de la lumière. (Dylan Thomas)
Judit est entrée avec violence dans la nuit de Barbe Bleue, elle rage et enrage contre l’absence de lumière et ne voit que le suintement du sang, et non la profondeur de l’âme de l’homme blessé. Sa transgression ne sera pas pardonnée. Judit découvre que les autres femmes sont vivantes et elle devient l’épouse de la nuit dans son manteau étoilé.
Elle a à jamais quitté le présent qu’elle n’a pas su vivre. Barbe-Bleue s’en retourne, seul à jamais, dans son château froid à jamais : « Désormais plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre. » Tout ce sang omniprésent semble en fait peu à peu couler de lui, par une blessure que la défiance de Judit lui a infligée.
Tout s’éteint, la musique aussi.
La difficulté de la représentation de cet opéra est de pouvoir à la fois rendre les volutes, le son chant intime, les méandres de la langue hongroise et les mille chatoiements de la musique devant la description symbolique des sept portes. Le drame du château de Barbe Bleue est un drame à trois personnages : Barbe Bleue, Judit, mais surtout le château lui-même personnage vivant entre larmes et sang, et dont les seules ouvertures sont des portes donnant sur la psychologie intime et le passé de Barbe Bleue. C’est lui qui absorbe les deux autres personnages dans ses labyrinthes. Il faut rendre tout cela, tâche presque impossible, en tout cas bien plus difficile que de diriger Wozzek ou Elektra.
Ceci étant rappelé pour approcher cet opéra, comment alors apprécier le concert de ce soir ?
Elle est fort honorable sans atteindre les cimes d’Ivan Fischer.
Le Prologue est heureusement présent et bien dit, mais il manque cruellement la projection des paroles en traduction simultanée. D’autant plus que la diction en hongrois des solistes n’est pas tranchante et parfaite, surtout le baryton, et que leurs voix sont souvent couvertes par l’orchestre. Robert Bork, même s’il chante fort bien, n’est pas la basse attendue pour cette œuvre, et dès le début il campe un Barbe Bleu résigné, un peu gris. Son manque de puissance, et de projection vocale ne permet pas de rendre tous les affects du personnage.
On peut d’ailleurs remarquer le parti pris des deux solistes, louable certes dramatiquement, de chanter souvent à mi-voix, mais l‘engrenage haletant de la lutte entre Judit et Barbe Bleue en est estompé et les grands éclats (cinquième porte) perdent de leur violence, et le combat amoureux est perdu.
Sara Fulgoni a un sens dramatique remarquable et elle joue son personnage avec émotion et véhémence, passionnellement aussi. Elle a le timbre de voix adéquat pour Judit, le dramatisme aussi.
Le chef d’orchestre Josep Pons dirige avec précision, aussi avec souplesse, mais il manque des fulgurances et des envolées lyriques, et surtout un meilleur équilibre entre solistes et orchestre. Mais il a su parfaitement faire monter les plans sonores et respecter l’agogique si particulière de Bartók. L’orchestre, surtout les bois (cor anglais, clarinette…), et les cuivres, sont extrêmement sollicités et s’en acquittent remarquablement.
Certes un peu plus de vibrant lyrisme parfois, de violence aussi, de couleurs plus âpres ou soyeuses, auraient mieux rendu les mille nuances de gris de cette partition. Mais c’était au chef d’orchestre de faire surgir tout cela, et de mieux graduer les plans sonores.
Donc un concert d’un fort bon niveau, qui ne trahit pas la musique de Bartók, sans en explorer tous les mystères, ni la transcendance.
« C’est l’heure de la septième porte » aurait-il déclaré à l’instant de sa mort, faisant allusion au Château de Barbe-Bleue qu’il chérissait. Elle n’a pas totalement sonné ce soir, mais cette soirée fut digne de lui.
Gil Pressnitzer
Orchestre National du Capitole