On ne présente plus ce chef qui a ses habitudes à la Halle et que nous retrouvons avec grand intérêt à chaque fois. Chef d’orchestre mais aussi violoniste et…compositeur, c’est souvent Mahler qu’il affectionne à la tête de l’ONCT. Là, ce sera Anton Bruckner et l’une de ses cathédrales qui vous saisit dès les premiers accords et ne vous lâche plus. C’est parti pour près de soixante minutes.
Il vous faut donc en savoir un peu plus avant d’écouter ce fleuve musical hors-dimension, mais on peut le faire aussi, vierge de toute info et se laisser emporter, sans couler ! jusqu’à la dernière mesure, l’ultime note.
Ci-dessous donc, Anton Bruckner et sa Neuvième.
Anton Bruckner, ou l’ascension opiniâtre du petit maître d’école jusque vers les plus hautes destinées grâce à une foi indéfectible dans la musique et une probité absolue à l’égard de son art. Ou, quand les flèches de ses cathédrales sonores se fondent dans le ciel.
«Ceux qui ont écrit une Neuvième étaient trop près de l’au-delà. » Arnold Schönberg
I. Feierlich, misterioso (solennel et mystérieux) ~ 25 mn
II. Scherzo (Bewegt, lebhaft – mouvementé et vif) – Trio : Schnell (rapide) ~ 10 mn
III Adagio (Sehr langsam, feierlich – très lent et solennel) ~ 25 mn
« J’ai dédié mes premières symphonies à l’un et à l’autre respectable amateur de musique, mais la dernière, la neuvième, devra maintenant être offerte au bon Dieu, s’il veut bien l’accepter. » dem lieben Gott gewidmet (« dédié à Dieu »)
Esquissée dès l’été 1887, continuée en avril 1891 et le troisième mouvement terminé le 30 novembre 1894.
Ebauches multiples du Finale qui ne sera jamais achevé.
Création le 11 février 1903 à Vienne, sous la direction de Ferdinand Löwe. Les trois mouvements auraient été présentés suivis du Te Deum comme le compositeur l’avait suggéré.
A partir de 1932, on revient à la version originale, en laissant de côté les interventions de F. Löwe.
C’est l’Originalfassung.
Création le 2 avril 1932 à la Tonhalle de Munich ; à ce même concert furent données consécutivement la version 1903 et l’originale !
Effectif orchestral ; il est impressionnant avec tout d’abord les bois non par 2 mais par 3 ; 4 cors et 4 « tuben wagner » ; 3 trompettes ; 3 trombones, 1 tuba ; timbales ; les pupitres de cordes au grand complet.
Bruckner meurt le 11 octobre 1896. En septembre 1894, il confiait à un visiteur : « J’ai rempli mon contrat sur cette terre, j’ai fait ce que je pouvais. Il y a encore une chose que j’aimerais : qu’il me soit seulement donné le temps de finir ma neuvième symphonie ! Trois mouvements sont à peu prés terminés ; l’Adagio est pratiquement fini. Reste le quatrième mouvement. Espérons que la mort ne me retirera pas la plume trop tôt… ».
La Neuvième est bien celle de l’Adieu. Œuvre indéniablement d’essence religieuse, messe sans parole, elle magnifie les multiples rappels qu’elle contient de fragments ou motifs issus d’œuvres antérieures, Kyrie et Miserere de la Messe en ré mineur, ou Benedictus de la Messe en fa, citations du Finale de la N°5, du thème principal de la N°7, de l’Adagio de la N°8… Elle va dépasser en solennité toutes celles qui l’ont précédée avec une instrumentation plus colorée que jamais et les limites de l’harmonie franchies définitivement de la façon la plus audacieuse.
Quant à sa tonalité – ré mineur – c’est celle de la Neuvième de Beethoven et … du Requiem de Mozart. C’est en quelque sorte la tonalité du Destin. Il l’avait déjà choisie pour sa Nulle Symphonie – 1864 -, pour la Troisième et pour la première de ses grandes Messes pour orchestre.
De tous les symphonistes du XIXe siècle, c’est Anton Bruckner qui a le mieux traduit par la musique la situation de l’individu livré à lui-même, en proie à la solitude, à l’isolement, et à l’incompatibilité de la vie intérieure avec son environnement.
Aussi a-t-on interprété l’unisson brutal du premier thème du premier mouvement comme une manifestation de l’abandon existentiel, le deuxième thème comme l’expression d’un désir amoureux inassouvi. Quant au troisième, il serait comme une vision d’une nature idyllique, pastorale et tranquille. Le Scherzo symboliserait l’apathie du monde et l’Adagio, l’aspiration enfin à la Lumière, et l’affirmation d’un espoir.
Que c’est long et toujours pareil ! Voilà bien une réflexion dans l’air du temps. Qui n’est pas «speed», est mou, et long, et ennuyeux. A quoi peut tenir bien trop souvent le succès de ce type d’œuvre, si ce n’est à son Scherzo ou à l’Allegro plus qu’à son Adagio. Quant aux effrayantes longueurs des symphonies d’Anton Bruckner, …. De quarante cinq minutes pour la n°0 à près de quatre-vingt pour la n°5 ou la n°8, sans pouvoir se détendre entre les mouvements, et pas d’entracte : une véritable épreuve. Cependant, si vous faites l’effort, vous serez alors tellement récompensé. Avec Bruckner vous pourrez vous abandonner à la durée existentielle, goûter à l’exploitation des exceptionnelles lignes mélodiques d’une admirable beauté surtout dans cette Neuvième, exploitation qui nécessite bien sûr une durée suffisante pour la plus ample des respirations.
Si l’on pardonne à Franz Schubert ses « divines longueurs » et si l’on s’extasie, sur les mêmes chez Richard Wagner dans ses opéras, que l’on absout donc Bruckner pour qui l’épique n’est que la simplicité de la démesure. Le temps, la durée, tout est là. Ce «statisme entêté », point de mire des détracteurs, n’est que la traduction de l’Immense, indispensable aux idées musicales des symphonies avec les effets instrumentaux, et les effets spéciaux si caractéristiques de son écriture. « … la durée repose sur elle-même, l’unité ne se découvre que presque passivement, dans la diversité. La liberté se déploie sous les structures : les thèmes, virtuellement, arrêtent le temps … ». Patrick Szersnocvicz
Bruckner davantage que Schubert encore, modifie de fond en comble les données psychiques du dynamisme des symphonies de Haydn et de Beethoven. Comme chez ce dernier, le rythme ne joue plus le rôle d’obstacle à l’écoulement régulier de la durée. Le temps peut s’étirer, le déroulement temporel devient momentanément sacrifié à un présent suspendu. Mais la tension vers un but final d’affirmation et de résolution subsiste. A vous, les colossales et magiques « suspensions du temps », les césures nettes toujours surprenantes et parfois excessives, où le silence coupe court là où la musique semblait exiger un développement continu, à vous l’héroïsme avec les sonorités rondes, sans stridence et rappelant l’orgue, tirées du groupement des cuivres utilisés forte, à vous les pénétrantes intensités des bois et cordes utilisés dans l’aigu, à vous les blocs erratiques de ses tutti qui semblent traduire en musique l’écroulement de pans entiers de calotte glaciaire. C’est l’impact véritable de séquences assumées par une seule ligne, une seule famille instrumentale. Et c’est tellement plus impressionnant encore en concert.
I – Feierlich, misterioso – « solennel et mystérieux »
De la multiplicité des thèmes résulte un aspect « visuel » tourmenté, mais la prédominance des premières idées, très caractérisées, engendre une unité d’inspiration exclusive de tout flottement.
L’orchestre est chargé, souvent puissant, avec des moments paroxysmiques, coupés de quelques silences en point d’orgue ; ils sont eux aussi de la musique.
Une importante introduction s’ouvre par un murmure des cordes sur une pédale de contrebasse et se prolonge pendant l’énoncé des quatre motifs de ce prélude. Puis le thème principal éclate par tout l’orchestre à l’unisson ; et ce seront deux autres thèmes pour l’exposition. Le développement va faire usage de plusieurs de ces idées en une sorte de crescendo continu. Il y aura bien encore la réexposition avant d’arriver à la conclusion avec une puissante coda. Les cuivres, incandescents, auront porté le tout à un niveau d’intensité « surhumaine » comme au seuil de l’infini.
Difficile d’entrer dans la profusion de détails qui jalonnent ces vingt-cinq minutes d’écriture orchestrale durant lesquelles les musiciens sont loin de faire ponctuellement acte de présence. Percussions, cuivres, bois et cordes participent à l’appréhension par Bruckner du mysterium tremendum. Avec lui, nous scrutons les mystères de l’éternité.
II – Scherzo
Très mouvementé et faisant appel fréquemment à toutes les forces de l’orchestre, il reste de construction simple mais doué d’une motorique implacable, trépidant d’un bout à l’autre et à caractère fantastique. On a écrit qu’il était « le plus cruel, le plus terrifiant de la littérature symphonique », ou encore, « un gouffre dantesque, un enfer où se tordent ceux qui ont refusé l’espérance ». Le Trio veut évoquer une danse comme « désincarnée » débutant part une batterie des cordes avec sourdine, agrémentée d’un bref motif à la flûte. Puis une seconde idée plus mélodique est exposée aux cordes, rythmée par trompettes, puis hautbois. S’ensuivent quelques variations à la flûte avant la fin de ce Trio, avant que quatre mesures de batteries n’annoncent la reprise de ce Scherzo qui se termine par une coda très agogique et sonore.
Thèmes impitoyables dans leur massive solidité, harmonies altérées, orchestration acide, rythmes lourds et implacables, tout ici concourt à glacer d’effroi l’auditeur, à évoquer devant lui en couleurs crues les affres d’une Apocalypse !!
III – Adagio
Troisième et dernier mouvement – où Bruckner prend congé de la vie – Il est l’un des plus saisissants morceaux de l’histoire de la symphonie. Ici, on en vient à parler des ultimes choses, de la Mort et de son tribunal, et l’on jette un regard sur les abîmes les plus profonds, avant qu’un thème repris à l’Adagio de la Huitième – 1887 – et une citation issue du finale de la Septième – 1883 – n’introduisent le temps de la transfiguration qui se clôture avec le thème principal de la Septième. L’écoute de toutes les symphonies va donc vous paraître de plus en plus indispensable.
Il contient un passage pour cors et tuben-cors (ou tuba-Wagner) à propos duquel le compositeur l’aurait intitulé « Adieu à la vie ». L’expression peut servir d’épigraphe à toute la partie lente. Le début de celle-ci est pathétique. Ce sont les premiers violons qui chantent le premier thème bientôt appuyé par les harmonies de cors et de cordes. Une deuxième idée est exposée d’abord aux cordes aiguës, se complétant par un motif de cuivres. Enfin cette fameuse troisième phrase dans le style du choral, entonné par les huit cors ou tuben accompagnés de longs trémolos aux violoncelles et timbales : Abschied vom Leben.
Ainsi, près de vingt-sept minutes vont s’écouler, le temps d’une symphonie « ordinaire », avec des thèmes qui apparaissent et disparaissent pour revenir sous forme de dessins arpégés et variations et broderies.
Enfin un dernier assaut, vaste et puissant tutti dissonant – où se retrouvent presque tous les sons de la gamme chromatique – et qui s’inscrit comme les dernières manifestations d’une vie sur le point de quitter son enveloppe charnelle.
« Tout meurt, l’âme s’enfuit et, reprenant son lieu extatique, se pâme au giron de son Dieu. » Agrippa d’Aubigné – Les Tragiques – livre VII
Quand on laisse de côté le Finale dont la partition, reste lacunaire, la Neuvième apparaît bien comme une inéluctable montée vers le ciel, ou comme une cathédrale puissante dans son gothique le plus flamboyant. Par contre, si on le prend en compte, même incomplet, l’idée d’angoisse va dominer avec toutes ses éruptions, ses déchirures, tout ce qui remet en cause quiétude et certitudes. Le point d’aboutissement ne sera plus alors cette « lente mais inéluctable montée vers le ciel ». Toutes les lignes de force, toutes les ruptures participent d’un virulent discours, obsédé par la menace lancinante, la hantise du jugement dernier ; un mouvement étrange, presque halluciné, d’une angoisse morbide extrême, rehaussé par des dissonances parfois très crues.
Une autre fin, une autre œuvre dans sa globalité, qui sait ? à découvrir.
Anton Bruckner, icône musicale malgré lui du pouvoir nazi, l’un des compositeurs les plus instrumentalisés par le Troisième Reich.
De son envol à sa chute, le parti nazi placera la musique au cœur de ses rouages, avec une science de la propagande et de la récupération d’une impensable perversité, le tout mené par Joseph Goebbels, Ministre de la Propagande dont l’intérêt pour les arts est connu. Côté musique, cet « art dégénéré » va faire l’objet d’une organisation terrifiante. C’est l’art au service de la barbarie. Et si l’idée répandue veut que la vie culturelle et musicale ait été un désert sous le IIIe Reich, c’est une erreur car elles furent à leur façon d’une richesse considérable. Nous ne parlons pas ici de qualité mais de quantité. Il faut, « verser au peuple allemand un baume à travers la musique » écrira Goebbels. Sans parler de l’ignominie des activités musicales dans les camps, avec dans chacun un ou des orchestres.
Qui ignore encore l’enthousiasme qu’Hitler avait pour Richard Wagner et plus accessoirement pour Ludwig Van Beethoven ? Cependant, on pense moins à l’admiration qu’il portait à Anton Bruckner.
En effet, la « parenté » entre le Führer et le « Ménestrel de Dieu » est, elle aussi très forte. Le premier est né à la frontière autrichienne et allemande, et sa naissance est placée sous le signe d’un déchirement entre l’Allemagne et l’Autriche. Né Autrichien, il est devenu Allemand dans les derniers mois de la République de Weimar, juste avant d’être chancelier. Lorsqu’il rend hommage à Bruckner le 6 juin à 1937 au Walhalla – un équivalent du Panthéon élevé sur les bords du Danube à Ratisbonne – Hitler met en avant à la fois l’Autrichien mais aussi le petit paysan, originaire de la Haute-Autriche, issu d’un milieu simple, qui, comme lui, a eu du mal à percer dans une Vienne corrompue et « enjuivée ». Il met aussi en contraste le destin d’un Bruckner malmené et celui d’un Brahms porté aux nues et défendu par un « demi-juif » l’éditeur Eduard Hanslick.
Cette cérémonie solennelle eut lieu six mois avant l’Anschluss, avec un Führer en uniforme du Parti, déposant une gerbe devant le buste, œuvre d’Adolf Rothenberger, seul buste à avoir été ajouté au Walhalla sous le régime hitlérien. Ce fut l’un des grands faits culturels de l’histoire du Troisième Reich symbolisant le plus fortement la conjonction de l’Etat et de la musique de 1933 à 1945. Finalement la cérémonie officielle, l’installation et le dévoilement du buste par Hitler n’était que la répétition générale d’une opération bien plus vaste qui devait se produire neuf mois plus tard : l’annexion de la République d’Autriche au Reich allemand. Le buste d’Anton Bruckner ne le montrait pas sous les traits d’un « petit homme ratatiné », mais forçait l’aspect héroïque et énergique.
Le « ménestrel de Dieu » n’en avait pas demandé autant et aurait sûrement préféré ne jamais noircir une seule portée que de savoir sa musique passant en boucle dans le bunker. De même qu’il n’aurait pas compris la création d’un troisième orchestre dans sa bonne ville de Linz : l’Orchestre Bruckner du Reich (Reichs Bruckner Orchester) s’ajoutant aux deux existant déjà.
Michel Grialou
Orchestre National du Capitole
Joseph Swensen (direction)
samedi 22 février à 20h00 – Halle aux Grains
Réservation
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