Nunzio au théâtre Sorano
Pièce de Spiro Scimone – Traduction J-P. Manganaro
Mise en scène et adaptation Olivier Jeannelle
Avec Olivier Jeannelle (Pino) et Denis Rey (Nunzio)
Spiro Scimone, dramaturge italien né le 3 février 1964 à Messine et donc avant tout enfant de Sicile, et il commence à être souvent joué en France, et le théâtre Garonne nous aura permis de le découvrir en 2007 Nunzio, Bar, La Festa, Il Cortile, et la Busta, jouées par la compagnie de Scimone, et plus récemment Giù et Pali. Il a d’abord écrit en dialecte sicilien et sa première pièce de 1993, Nunzio en fait partie. Le texte en est paru chez l’Arche.
Cette pièce l’a révélée, il l’a d’ailleurs porté au cinéma avec son ami d’enfance Francesco Sframeli, au cinéma sous le titre Due Amici.
Depuis cette pièce Nunzio, est souvent mise en scène aussi en France, car elle porte un tendre regard sur l’amitié » et aussi laisse entrevoir en filigrane au travers de ses deux amis siciliens exilés dans le Nord de l’Italie tout ce qui modèle les consciences siciliennes engluées entre Jésus et la mafia.
Spiro Scimone au travers de son dialecte de Messine, très bien adapté par Olivier Jeannelle, décrit avec pudeur, au ras du quotidien, et toujours entre violence rentrée et tendresse.
Spiro Scimone présente ainsi sa pièce :
« Ce sont deux hommes qui partagent un petit appartement. L’un, Nunzio, travaille dans une usine de peinture, où il a contracté une maladie pulmonaire. L’autre, Pino, s’absente pour des missions mystérieuses. Ce sont deux solitudes qui se rejoignent dans un besoin impérieux de communiquer : non seulement par les mots, mais aussi, et surtout, par les silences. Mais personne ne les écoute. Le théâtre est magique parce qu’il nous met face à ces silences et nous donne la possibilité de les écouter. »
Dans une sorte de Radeau de la Méduse de l’amitié, « d’appartement – oasis », tanière de l’humanité face à la rue où rôde un monde que l’on pressent dur et impitoyable derrière les fenêtres, se blottissent deux êtres marqués par la vie. Et dans ce refuge fragile, la réalité s’invite par des coups de téléphone ou de mystérieuses lettres glissées sous la porte. L’univers de violence est univers sous-entendu, il passe par les bruits de la rue et des ombres que l’on ne voit pas.
Comme dans ses autres pièces Spiro Scimone met en scène une tendre joute verbale entre ses deux personnages, Nunzio le naïf et Pino le trouble qui protège son ami si simple et fragile, pris entre sa toux galopante et ses prières. Cette amitié entre celui qui a la bonté des simples et l’autre qui a une pitié protectrice, alors qu’il peut tuer sur ordre et par argent.
Eux des « pays », donc du même pays la Sicile natale, se retrouvent dans un petit appartement minable, au milieu d’une cité industrielle de l’Italie du Nord, sorte de friche industrielle déshumanisée.
Et entre ces minables héros, l’un gravement malade exploité par sa croyance et par son patron cynique dans son usine de poison, et l’autre petit tueur à gages de la mafia locale sans cesse aux aguets, se tisse une fraternité touchante, une véritable affection entre l’échange de vêtements et l’eucharistie du plat de spaghettis aux lardons, au piment rouge, au fromage de chèvre, le tout cuisiné avec amour par le tueur à gages sous nos yeux.
Comme dans sa vie d’acteur et d’auteur, où il fonctionne en duo avec son ami, Spiro Scimone édifie un rempart de tendresse et de chaude amitié entre deux êtres, deux écorchés, contre la corruption du monde.
C’est dans cette première pièce que la tendresse humaine prend la plus grande part avec ses envolées de rêves et de prières, de filles brésiliennes en string, de perroquet criard, de l’image de cette Lola lumière des trottoirs.
De cette rencontre entre un homme qui va mourir des poumons, et qui ne le sait pas ou ne veut pas le savoir, et un autre qui va tuer, et un jour sera sans doute lui-même tué se tisse une rencontre faite des attentes des retours et des départs de Pino.
De tout cela Spiro Scimone ne dit presque rien, laissant par quelques indices deviner les arrière-plans de cette drôle d’amitié. Rencontre qui maintient deux êtres liés dans la chaleur humaine et une tendresse complice, face à la solitude. Pino prend soin d’une sorte de petit frère un peu attardé, mais qui trouve qu’il est quelqu’un de bien. Nunzio trouve la tendresse qui lui manque. Chacun a besoin l’un de l’autre. Ils forment une sorte de famille.
Tous les non-dits sont scandés par la toux permanente de Nunzio, la fébrilité attentive de Pino entre sollicitude et méfiance des bruits du dehors,
Nunzio entre ses prières au « Sacré Cœur de Jésus » et les pilules miracles données généreusement par son patron « qui l’aime », mais ne veut surtout pas le voir consulter à l’hôpital, rêve du Brésil d’un perroquet, de Lola la prostituée qui a « des gros nichons » et ne porte pas de culotte.
Dans la représentation en bi-frontal au théâtre Sorano les spectateurs sont sur scène encadrant l’unique décor : une cuisinière, une porte, une table, une fenêtre, une valise.
Et la table et la cuisinière sont le centre de cette fraternité touchante et aussi le centre du monde entre Nunzio et Pino, qui vont même s’immortaliser au Polaroid, comme ultime témoignage. La pièce est bornée par l’arrivée mystérieuse de Pino et son départ en mission. Entre ses deux mouvements la confection d’un plat de spaghettis, d’un café, et d’un grand morceau de tendresse humaine, avec de rares affrontements pour une cigarette.
« Nous avons surtout besoin de creuser tout ce qui concerne les rapports entre les personnes. De ces rapports naît le conflit et du conflit naît le théâtre. La situation revêt une dimension beaucoup plus universelle. C’est une espèce de rituel irrationnel sur la difficulté de se tolérer. On ne sait lequel des deux veille le plus sur l’autre…» Spiro Scimone.
Et ce rituel ancré dans la vie immédiate n’est pas un théâtre de l’absurde à la Beckett, ou la rencontre entre « un saint et un assassin », mais au travers des choses ordinaires, des échappées de secrets et de rêves, quelques moments de vie commune entre deux amis, Nunzio et Pino, ensembles dans le partage d’un repas, unis par l’amitié.
Par rapport à d’autres mises en scène de cette pièce, Olivier Jeannelle joue la nudité et le réalisme. Point d’ajout vidéo, d’autres signes extérieurs à part les trois lettres du destin, point de musique autre que celle d’un vieil appareil de radio qui jouera aussi de l’Elvis Presley, sur lequel vont danser les amis.
Pour soutenir cette proposition, il faut deux très grands acteurs qui ne jouent pas le comique ou l’exotisme. Denis Rey et Olivier Jeannelle sont presque inquiétants de présence et de vérité. Ils sont immenses, et si proches des spectateurs rangés à quelques mètres.
Non simplement la poésie du réel est là obsédante, touchante entre humour et infinie sollicitude. L’on ressent la respiration de gens qui ne veulent plus être seuls. Le bruit incessant du dehors, sans que jamais personne n’arrive, les unit encore plus.
Une sorte de poésie à la lumière du quotidien extrêmement présent irradie dans cette mise en scène, – cigarettes en abondance, café qui bout, pâtes en cuisson, échange de piment rouge, échange de vêtements, de photos, de quelques secrets amoureux et aussi sur l’enfance douloureuse de Pino : père méchant, assassinat de son frère et de son père sur le port, qu’il voudra venger.
Et cette pièce ainsi magnifiquement interprétée est finalement pleine d‘espérance, car au milieu du désastre l’humanité surnage.
«Mon écriture est une écriture d’acteur. D’acteur, parce que je suis un acteur et que l’acteur – l’humain- est l’essence du théâtre. » dit Scimone, et grâce à ces deux acteurs la pièce prend toute sa force, les personnages ont un corps, un poids d’humanité et d’espérance.
Tout est dense et poétique dans ce grand moment de spectacle.
Gil Pressnitzer