Manon est une autre traviata : la mauvaise pente de l’argent et des plaisirs frivoles plutôt que l’élévation de l’amour véritable.
C’est par un escalier rejoignant les hauteurs de la ville que les amoureux fuient, abandonnant leurs valises remplies d’une vie déjà trop tracée. Par un escalier aussi qu’ils accèdent à leur mansarde avec petit lit, petite table et vue sur les toits de Paris.
Mais c’est sur des plans inclinés que parade la reine du Cours-la-Reine et que tiennent en équilibre précaire les tables de jeu de l’Hôtel de Transylvanie, tripot de sous-sol aux murs verdâtres et néons blafards. A Saint-Sulpice, tout est de guingois, prêt à choir, piliers, sacristie et petit lit de prêtre… le lit d’amour de la mansarde.
Laurent Pelly habille en noir et blanc : noirs les hauts-de-forme qui rôdent déjà au pied de la mansarde – qui ne sont pas sans rappeler les fantômes de son Macbeth, noirs les fracs des messieurs lubriques, noires les ombres des joueurs qui trafiquent cartes et gros billets, noires les robes austères des grenouilles de bénitier émoustillées ; blanches les toilettes des coquettes et des cocottes, blancs les tutus des danseuses de l’Opéra. Mais la chute annoncée de Manon porte le rose : du bouquet prémonitoire de la mansarde au rose pâle du Cours-la-Reine, puis au rose fuchsia, ostentatoire, de la salle de jeu.
La direction d’acteurs est magnifique de précision, de justesse, d’invention, les mouvements de groupe esthétiques, picturaux lors des arrêts sur image. L’affrontement au jeu devient duel avec témoins, valets et armes de pique et de trèfle. Peu de femmes, toutes entretenues, pour beaucoup d’hommes, dont la concupiscence bien mise court après les petits rats du menuet.
Manon (Natalie Dessay) et ses boys
Tour à tour adolescente délurée en jupe bleue et natte tombante, amante lassée en cotillons trop simples, femme entretenue triomphante, manipulatrice sensuelle et vénale, puis déchue, méconnaissable en tignasse emmêlée, visage sale et défait, Natalie Dessay s’investit totalement en voix et jeu dans son ultime Manon. Le chant se métamorphose avec le personnage, de l’amertume des chimères, à la simplicité touchante de la petite table, puis à la marche souveraine sur tous les chemins.
Le chevalier des Grieux (Charles Castronovo) et son père (Robert Bork)
Cependant Charles des Grieux Castronovo, pour sa prise de rôle, donne un prénom au chevalier et vole la vedette à sa partenaire. Si les cheveux couleur soutane et la révolte contenue envers la douce image font des ravages à Saint-Sulpice, les pianissimi sublimes d’un Songe d’une douceur extrême emportent vers des sommets d’émotion.
Les comprimari sont tous excellents, en particulier le Lescaut de Thomas Oliemans, son beau baryton et sa parfaite diction, et le luxueux Comte des Grieux de Robert Bork, qui impose son ombre de Commandeur dans l’enfer du tripot.
Jesús López Cobos sait parfois tempérer les ardeurs de l’orchestre afin de ne pas couvrir les voix, mais certaines parties de mélodrame restent malheureusement inaudibles. Les chœurs sont parfaits dans les ensembles et les nombreux petits rôles.
Et on gardera l’immense émotion de la mort de Manon dans les bras de son chevalier, ultime syllabe chantée dans un souffle sur un quai du Havre à la perspective infinie, le bout de la pente, avec là-bas, au fond, la grue de travers, Léthé dans le halo de lampadaires lugubres. Et le cri poignant du chevalier.
Des Grieux et Manon sur les quais du Havre
Photos © Théâtre du Capitole / Patrice Nin
Théâtre du Capitole, 29 septembre 2013
Une chronique de Una Furtiva Lagrima