En introduction de ce premier concert, une page d’une jeune compositrice brésilienne Clarice Assad, suivi du deuxième concerto de Chopin interprété par le pianiste brésilien Nelson Freire, un des “chouchous“ des salles toulousaines, accompagné par l’Orchestre Symphonique de l’Etat de Sao Paulo dirigé par son chef attitré, l’américaine Marine Alsop déjà venue à la Halle à trois reprises. La suite du programme est consacrée à la Symphonie n°1 de Mahler
Programme du concert suivi de quelques “infos“ sur les artistes puis sur les ouvrages interprétées.
Clarice Assad
[1978, Rio de Janeiro]
Terra Brasilis – Fantaisie sur l’Hymne National Brésilien durée ~ 5 mn
Frédéric Chopin
Concerto pour piano et orchestre n°2 en fa mineur, opus 21 durée ~ 32 mn
I. Maestoso
II. Larghetto
III. Allegro vivace
Gustav Mahler
Symphonie n°1 en ré majeur, Titan durée ~ 55 mn
I. Langsam – Schleppend – Wie ein Naturlaut (Lent – Traînant – Comme une voix de la nature)
Immer sehr gemächlich (Toujours très modéré)
II. Kräftig bewegt, doch nicht zu schnell (Energique et animé, mais pas trop vite)
III. Feierlich und gemessen, ohne zu schleppen (Solennel et mesuré, sans traîner)
IV. Stürmish bewegt (Orageux – Animé)
Marin Alsop est une personnalité reconnue sur la scène internationale. Directeur Musical visionnaire, elle croit passionnément que « la musique a le pouvoir de changer les vies ». Elle est reconnue aussi pour son approche innovante de la programmation musicale et pour son engagement profond envers l’éducation et le développement des publics de tous âges.
Née à New York, Marin Alsop fréquente la Yale University et termine son Master à la Julliard School. Sa carrière de chef d’orchestre est lancée quand, en 1989 elle gagne le prix Leopold Stokowski International Conducting Competition. La même année, elle est la première femme à obtenir le Koussevitzky Conducting Prize du Tanglewood Music Center, où elle fut l’élève de Leonard Bernstein.
Son travail en tant que Directeur Musical du Baltimore Symphony Orchestra a été reconnu et son mandat alors prolongé jusqu’en 2015. Marin Alsop devient Chef Principal de l’Orquestra Sinfônica do Estado de São Paulo au début de l’année 2012, orchestre qu’elle fait évoluer avec une programmation artistique créative, un développement des enregistrements des concerts et des actions d’éducation et de sensibilisation. En août 2012, elle mène l’orchestre à travers une tournée européenne avec des concerts pour les BBC Proms à Londres et les Robeco Summer Concerts au Concertgebouw à Amsterdam.
Depuis 1992, Marin Alsop est aussi Directeur Musical du California’s Cabrillo Festival of Contemporary Music où elle sensibilise le public à un répertoire nouveau et développe une identité propre. Elle sait instaurer une cohésion au sein des orchestres qu’elle dirige. Elle conserve des liens étroits avec ses précédents orchestres comme le Bournemouth Symphony Orchestra (Chef Principal de 2002 à 2008) ou le Colorado Symphony Orchestra (Directeur Musical de 1993 à 2005).
Marin Alsop est invitée à diriger les plus grands orchestres au monde. Elle vient régulièrement en Europe pour diriger certaines phalanges. Elle est également en résidence au Southbank Center de Londres. En 2012-2013, elle fait ses débuts à Vienne où elle dirige le Vienna Symphony Orchestra au Musikverein, puis le MDR Symphony Orchestra dans le Requiem de Brahms au Gewandhaus de Leipzig et pour la première fois, l’Orchestre National de France à Paris.
Depuis sa prise de fonction au Baltimore Symphony Orchestra en 2007, Marin Alsop mène des actions éducatives qui bénéficient à plus de 60 000 écoliers et enfants. En 2008, elle lance le « OrchKids », une école de musique pour les jeunes défavorisés et le BSO Academy où des musiciens amateurs ont la possibilité de travailler par session d’une semaine avec des musiciens membres de l’orchestre.
Quelques enregistrements récompensés par des prix : le Mass de Bernstein (Gramophone Awards 2010) et le Concerto pour percussions de Jennifer Higdon (Grammy Award 2010).
Dernière venue à Toulouse : Saison 2007/2008, 13 novembre 2007 avec le Bournemouth Symphony Orchestra : Dvořák, Beethoven et MacMillan.
Orquestra Sinfônica do Estado de São Paulo
Depuis son premier concert, en 1954, l’Osesp a eu un parcours ambitieux lui permettant de s’imposer au fil du temps comme un orchestre reconnu. L’Osesp est devenu une figure importante de la vie culturelle de São Paulo et du Brésil, prônant un changement culturel et social profond.
En plus des tournées en Amérique du Sud, aux Etats-Unis, en Europe et au Brésil, l’Orchestre a mis en place en 2008 « Osesp Itinerante ». Ce projet met en place des concerts, des ateliers, et des cours de sensibilisation à la musique dont plus de 170.000 personnes bénéficient chaque année.
En 2012, Marin Alsop est nommée Chef Principal de l’Orchestre. Celso Antunes est actuellement Chef Associé, et Yan Pascal Tortelier Chef d’Orchestre Invité d’Honneur. A la suite de ses concerts aux BBC Proms de Londres et au Concertgebouw d’Amsterdam, l’Osesp a été salué par les critiques étrangers comme l’un des plus grands orchestres internationaux.
Nelson Freire
Né à Bos Esperança au Brésil en 1944, l’enfant prodige Nelson Freire commence le piano à 3 ans et donnera son premier récital à 5 ans ! avec la Sonate en la majeur K.331 de Mozart. Agé de 12 ans, il est lauréat du Concours International de Rio de Janeiro avec le Concerto N°5 de Beethoven. Il continue ses études à Vienne. En 1964, Nelson Freire reçoit à Lisbonne le Premier Grand Prix du Concours International « Vianna da Motta » et à Londres les Médailles d’Or « Dinu Lipatti » et « Harriet Cohen ». Sa carrière internationale commence en 1959 : Europe, Etats-Unis, Amérique Centrale et du Sud, Japon et Israël. Il s’est produit avec les plus grands chefs de Pierre Boulez au jeune Lionel Bringuier, de Riccardo Chailly à Tugan Sokhiev. Il est l’invité des plus prestigieuses formations. Tournées « historiques » avec Martha Argerich en 2003 au Japon, en 2004 au Brésil, en Argentine, et en 2005 aux Etats-Unis (New York Carnegie, San Francisco, Philadelphie, Québec).
C’est alors que sa carrière se faisant de plus en plus trépidante et intensive, il décide de donner moins de concerts afin d’affiner ses extraordinaires capacités en dehors de toute pression et de tout stress superflus, espérant parvenir à plus de naturel dans toute œuvre interprétée. Opération réussie puisque les qualités de ce personnage charismatique, à la séduction indéfinissable, ont été résumées en trois mots-phare : naturel, à la fois par son jeu et par sa franchise musicale mais toute d’élégance et de poésie, provocateur car il ne recule pas devant toute tentative d’aborder une œuvre de façon peu conventionnelle, on dira plus personnelle avec par exemple un rubato très personnel, et enfin, incontournable par la somme de techniques, une rare capacité à résoudre des difficultés extrêmes avec une aisance frisant la nonchalance.
Ses enregistrements sont nombreux. Le dernier paru est un récital Liszt.
Un portrait « Nelson FREIRE » est disponible chez Video Film (Brésil).
Dernière venue : Saison 2005/2006, 13 mai 2006 : Brahms, Rachmaninov, Lutoslawski, Schubert, Ravel
Quelques commentaires sur les trois œuvres présentées
Clarice Assad
Terra Brasilis, une “Fantaisie sur l’hymne national brésilien“, raconte – d’une manière condensée et accélérée – un peu de l’histoire du Brésil. Nous voyageons de la « Découverte » par les Portugais jusqu’aux invasions par les colons de tous les coins du monde, tous ayant contribué, chacun à sa façon au métissage de la population du Brésil, invasions amenant Japonais, Syriens, Libanais, Juifs, Espagnols, Hollandais, Français… vers le Nouveau Monde, à la recherche d’une vie meilleure.
L’œuvre a été conçue comme une sorte de court-métrage. Elle contient une histoire entière dans les images qu’elle évoque. Des fragments de l’hymne national brésilien sont intercalés avec des références musicales des cultures différentes présentes dans le pays. L’alternance entre ces extraits de l’hymne et les différentes cultures du Brésil donne une touche légère à l’œuvre du début à la fin, et au bilan, nous entendons l’hymne pratiquement dans son intégralité.
Terra Brasilis commence à l’intérieur du bateau de l’explorateur portugais (du découvreur) Pedro Alvares Cabral. Surpris à la vue d’une terre inexplorée, il ne peut contenir son excitation. Son cœur commence à s’affoler et son enthousiasme semble accélérer son arrivée sur la terre ferme. Une fois qu’ils ont mis le pied sur une terre vierge, les explorateurs ne peuvent en croire leurs yeux à la vue d’une telle beauté tropicale-pas plus qu’ils ne croient aux riches promesses de la terre.
Enivrés par la nouveauté de ce dont ils sont témoins, ils commencent à errer dans la forêt tropicale, ouvrant des chemins et des horizons nouveaux : c’est à ce moment-là que le motif principal de l’hymne national est introduit.
Le passage du temps est marqué par les premiers événements, les plus importants de l’histoire brésilienne, tel que la rencontre entre la population indigène et les caravelles portugaises et l’introduction et l’installation de la population africaine, exploitée comme travailleurs esclaves, et associée musicalement avec les tambours des percussions. Ces sons des percussions sont produits par les objets de tous les jours, tels les outils des travailleurs comme des marteaux, des morceaux de métal et des carreaux de céramique. La fin de cette partie est superposée au commencement de la suivante qui représente l’arrivée de la Cour portugaise au Brésil, symbolisée par la réorchestration espiègle de thèmes de l’hymne national comme un concerto pour piano et orchestre des compositeurs européens de la période classique. En passant, le roulement des tambours militaires fait allusion aux autres batailles et invasions de moindre importance dans l’histoire brésilienne. Finalement, l’immigration commence à s’intensifier et à avoir un impact sur le peuplement du Brésil. En plus des tribus indigènes et des Africains amenés par les Portugais-qui continuent à s’établir dans le pays-des pionniers d’autres pays jettent l’ancre dans les baies du Brésil et ainsi commence le processus de métissage.
Puis nous entendons des gammes arabes ou japonaises, des percussions chinoises et des Havah Naguilah juives accompagnées par une tarentelle, le tout combiné avec des fragments inachevés de l’hymne national brésilien qui prend graduellement forme peu avant que nous entendions l’épilogue.
Terra Brasilis est un hommage à la terre du Brésil qui a été définie au cours des siècles par le processus de colonisation et c’est un tribut à la population métissée du Brésil qui petit à petit a été assemblée, juste comme cette fantasia. L’essence du Brésil repose dans ces époques historiques et dans le mélange des différentes cultures qui a influé sur la capacité de la nation à accepter les influences étrangères sans perdre ses propres valeurs intrinsèques.
Andrea Santiago, entretien avec Clarice Assad
Traduction Jacqueline Bentley
Sur le concerto de Frédéric Chopin
« La Pologne lui a donné son sentiment chevaleresque et ses souffrances historiques ; la France, son élégance légère et sa grâce ; l’Allemagne, sa profondeur rêveuse ; et la Nature lui a donné une silhouette svelte, charmante, quelque peu maladive, le cœur le plus noble qui soit et le génie au sens fort du terme. C’est non seulement un virtuose mais aussi un poète : il peut nous dévoiler la poésie qui est dans son âme. C’est un musicien-poète et rien n’est comparable au plaisir qu’il donne quand il improvise au piano. » Henri Heine, Revue dramatique, Stuttgart 1841
Qui dit piano, dit Chopin. Frédéric Chopin, le compositeur franco-polonais aux racines françaises, plus précisément lorraines de par son père, d’où son nom bien français. Né dans un berceau de musique, maman joue du piano et chante, papa joue de la flûte et du violon, son talent de musicien sera repéré par ses parents dès son plus jeune âge. Le piano sera alors comme une seconde nature et ne le quittera plus. Le jeune prodige s’exprime par l’instrument avec lequel il instruit un véritable dialogue, lui confiant ses émotions les plus secrètes. Il est devenu son partenaire, celui qui recueille ses états d’âme et ses passions, pouvant selon lui, les refléter pleinement. Son écriture sera reconnaissable entre toutes. L’imagination du public va s’enflammer face à ce génie musical comme face à une personnalité sans précédent, mais de constitution bien fragile. Il s’éteint à trente et un ans de la maladie du siècle, la tuberculose.
Un artiste dont la vie, pourtant brève, et l’œuvre vont être le sujet d’écrits, analyses, biographies plus ou moins romancées, éditées en quantité impressionnante. De sa personne et de sa personnalité, on a tout dit, tout raconté, le pire comme le meilleur. De son œuvre, une certaine unanimité se dégage : c’est un compositeur pour piano de génie. Il savait ses limites, ne les a pas transgressées. De Chopin, André Gide dira : « Seul est parfait, seul est illimité, l’art qui a d’abord pris conscience de ses limites. » Mais Franz Liszt, son ami, ne dira pas autre chose quand il écrit : « …en se refermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin, à notre sens, a fait preuve d’une qualité les plus essentielles à un écrivain : la juste appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d’exceller. »
Cette limitation ne l’empêchera pas d’atteindre un sommet de poésie musicale, dans un style complètement nouveau à son époque. Preuve s’il en était besoin avec Liszt encore : « C’est à lui que nous devons l’extension des accords, soit plaqués, soit en arpèges, soit en batteries, ces sinuosités chromatiques et enharmoniques, dont ses pages offrent de si frappants exemples, ces petites groupes de notes surajoutées tombant comme les gouttelettes d’une rosée diaprée par dessus la figure mélodique. » Et ces quelques mots encore qui nous expliquent le pourquoi des possibilités infinies d’interprétation de sa musique, et le pourquoi de l’engouement frénétique qu’il a pu provoquer au cours de ses concerts qui, somme toute, ne furent donnés qu’en toute petite quantité – quatorze au total pour dix-huit ans de vie parisienne : « Il imprimait à chacune de ses musiques une couleur sans nom, une apparence indéterminée, des pulsations et vibrations qui n’avaient plus rien de matériel et qui semblaient agir sans passer par les sens…Chopin, dans son exécution, rendait de façon ravissante cette trépidation par laquelle il faisait toujours onduler la mélodie, comme un esquif sur le sein de la vague puissante. Dans ses écrits, il indiqua d’abord cette manière par le mot “tempo rubato“… »
Il est âgé d’une vingtaine d’années tout juste, quand au cours du dernier été qu’il passe à Varsovie, il compose ses deux concertos pour piano, un en mi mineur et l’autre en fa mineur avant de se rendre à Paris. Le Concerto en fa mineur fut composé le premier mais on lui attribue le numéro 2 parce que retrouvé après l’autre. C’est l’opus 21. Le Concerto en mi mineur le suit de peu mais fut publié avant. C’est l’opus 11. Les deux compositions constituaient l’essentiel des bagages de Chopin pour Vienne et Paris. Ils furent joués pour la première fois à Varsovie lors des concerts d’adieu, après avoir été présentés en privé. Pour faire le pendant un peu aux commentaires précédents, tous deux sont demeurés des sujets de controverse, non pas au niveau de l’écriture pianistique hors pair, mais au niveau du rôle et du style de l’orchestration.
Quand le concerto en fa mineur arrive à Londres, 1848, ne lit-on pas que c’est l’œuvre : « d’un homme qui s’est aventuré dans de nouvelles régions et qui vise à l’excentricité sans produire le moindre effet. L’œuvre est vraiment sèche et sans attrait. C’est un mélange hétéroclite d’hyperboles fanfaronnes et de cacophonie insoutenable. » Et pourtant, au moment de leur composition, les deux concertos étaient bien des morceaux de bravoure virtuoses d’une ingéniosité pianistique sans précédent, avec d’exquises lignes mélodiques et couleurs harmoniques, et débordant de nuances expressives, « tour à tour subtiles, poignantes, exaltantes, ardentes. »
Mais ceux de Mozart l’étaient tout autant. Alors, peut-être que le petit plus, c’est une sincérité profonde qui parle directement au cœur, encore plus marquée dans les mouvements lents, « peut-être des nocturnes accompagnés, mais devant tant de fraîcheur, de lyrisme spontané et innocent, … » va-t-on se plaindre ? Après tout Chopin n’a pas encore vingt ans, et il est passablement amoureux de la chanteuse Konstancja Gladkowska, une jeune élève douée de la classe de chant du conservatoire. Dans une lettre du 3 octobre 1829 à Titus, le plus fidèle ami et confident de ses jeunes années, il avouait en secret sans dévoiler le nom de Constance : « Car, peut-être pour mon malheur, j’ai déjà rencontré mon idéal, que je sers fidèlement sans jamais lui révéler mes sentiments. J’en rêve ; sous son inspiration sont nés l’adagio – en fait, le larghetto – de mon concerto – celui en fa mineur – mais aussi ce matin, la petite valse que je t’envoie – Valse en ré bémol majeur – Nul ne le sait à part toi.
Sous son inspiration sont nés l’adagio, en fait le larghetto de son concerto en fa mineur et la valse en ré bémol majeur. Elle sera aussi la muse de l’adagio du second concerto, celui en mi mineur.
Chopin n’écrivit qu’une poignée d’œuvres orchestrales, et toutes sauf une avant son vingt-et-unième anniversaire. Elles présentaient une certaine utilité car c’était par elles qu’un jeune pianiste-compositeur pouvait plus facilement se faire connaître. Après les deux concertos, il n’en écrira plus qu’une, à vingt-cinq ans, l’Andante spianato. L’orchestration de ce concerto comme des autres œuvres avec orchestre n’est guère symphonique, en aucun sens. Elle est issue de son univers sonore pianistique dans lequel les pieds sont aussi indispensables que les mains. Elle sert plutôt de cadre et d’éclairage pour les textures et figurations pianistiques qui sont si pleinement réalisées qu’elles n’en demandent pas davantage. « Si l’on change le cadre, il faut changer le tableau. » Et pourtant, aucun grand compositeur ne fut plus soucieux que lui du caractère expressif des sonorités en tant que telles.
On peut toutefois essayer de repérer quelques trouvailles dans l’orchestration si les oreilles ne sont pas trop accaparées par le “monstre noir“. Par exemple, l’accompagnement du piano dans la section médiane du fameux larghetto par des cordes en trémolo et les pizzicati de contrebasses. Le Finale : allegro vivace comporte deux touches très réussies : à un moment donné, les violons accompagnent col legno, avec l’archet tenu à l’envers, si bien que c’est le bois et non le crin qui rebondit sur les cordes ; et, juste avant la section finale, survient une fanfare inattendue pour cor annonçant une coda aux rythmes très dansants.
Sur la symphonie n°1, “Titan“
« Toutes mes œuvres sont une anticipation de la vie qui vient. » G. Mahler
Autour de la genèse de sa première symphonie. A propos des explications que Gustav Mahler a lui-même rédigées concernant ses deux premières symphonies, et ce, dès la création berlinoise de la Deuxième : « Mes deux symphonies expriment tout le contenu de ma vie. Tout ce que j’y ai mis, je l’ai vécu et souffert. Elles sont vérité et poésie dans le langage des sons », mais, ajoute-t-il encore avec une amère lucidité, « aucune musique n’a de valeur quand il faut d’abord expliquer à l’auditeur ce qui se passe en elle, ou plutôt ce qui doit se passer en lui. »
La Symphonie n°1 fut l’une des plus difficiles à imposer parmi celles de Mahler et eut toujours de son vivant, un accueil des plus mitigés, même après les triomphes de la Deuxième et de la Troisième. Avec son orchestre aux proportions déjà gigantesques pour l’époque, elle est contemporaine des dernières symphonies d’un Brahms, d’un Bruckner, d’un Tchaïkovski. Depuis, comme finalement toutes ses œuvres, la Première, son « enfant de douleur », dixit le compositeur, a pris sa revanche et vous pouvez partir à la recherche des plus de deux cent cinquante gravures répertoriées heureusement pas toutes disponibles !
Point n’est besoin d’être grand musicologue pour découvrir l’une des caractéristiques essentielles de la création mahlérienne. Il suffit de consulter brièvement le catalogue de ses œuvres pour remarquer qu’il ne comporte que des Lieder et des Symphonies. Ce fait n’est pas anodin, loin s’en faut. D’une importance capitale, c’est en effet la source vivifiante du lied qui a alimenté chez le compositeur le “fleuve symphonique“ et conditionné son évolution tout au moins dans les quatre premières symphonies qui, toutes, utilisent des thèmes ou des passages de lied.
Facile aussi de se rendre compte que les créations mahlériennes sont aussi indissociables des différents moments de la vie du compositeur, et la Symphonie n°1 en est un excellent exemple. A vingt ans, Gustav Mahler est l’auteur d’une grande cantate pour soli, chœur et orchestre Das Klagende Lied dans laquelle sa nature tumultueuse et démesurée se manifeste déjà, puis de quelques lieder avec accompagnement de piano. A vingt-quatre, il aborde un genre presque inédit, celui du lied avec orchestre. Il est alors passionnément épris d’une jeune cantatrice de l’Opéra de Cassel dont il est le Kapellmeister. Il lui dédie quatre chants dont la conception est orchestrale, même si la première rédaction ne le fut pas. Ce sont les fameux Lieder eines fahrenden gesellen, « les chants du compagnon errant », fruits de cette passion malheureuse. Nous sommes en 1885. Dans un style inspiré du folklore allemand, c’est lui qui les rédige. Les poèmes y décrivent les émotions d’un jeune romantique abandonné par sa bien-aimée, qui laisse s’exhaler sa solitude et sa douleur, l’amertume du souvenir, le désir de la mort et les violences de la passion.
Autre fait probant de sa vie et qui ne peut être contourné, quatre ans plus tard encore, il est toujours kapellmeister mais maintenant c’est à Leipzig, l’un des plus grands théâtres d’Allemagne. Là, il tombe amoureux de la femme du petit-fils d’un certain Carl-Maria von Weber, Marion, plus âgée que lui et déjà mère de quatre enfants. Tout cela ne décourage pas sa passion et c’est sous son emprise qu’il se met à composer à la fin de 1887 sa première œuvre purement orchestrale, qu’il va qualifier tantôt de « poème symphonique » et tantôt de « symphonie ». Ceux qui connaissent quelque peu les lieder du compositeur pourront sans difficultés noter les points suivants : toute la substance du premier Allegro est extraite du second des lieder de 1885, Ging’ heut’ morgen über’s Feld, « Ce matin, je marchai de par les champs, très tôt » tandis que la Marche funèbre cite un long passage du quatrième lied et le Scherzo deux motifs issus d’une autre mélodie plus ancienne, Hans und Grete.
Autre fait divers non sans rapport avec l’écriture de la Première. Décembre 1887, Mahler vient d’achever Die drei pintos, opéra-comique laissé sous forme d’esquisses par Weber. Ce travail considérable sera l’élément déclenchant du premier grand triomphe de sa carrière. Son projet de fuite avec Marion Weber ayant heureusement échoué, il poursuit son labeur à savoir la partition de la Première en même temps que celle de Totenfeier qui doit devenir le premier morceau de la Deuxième. Ce sont les Weber qui auront droit en exclusivité au premier mouvement achevé. Mahler évoquera plus tard avec joie ce moment : « Nous étions tous trois heureux et enthousiastes ; je ne crois pas avoir jamais vécu une heure plus belle avec ma Première Symphonie. Nous sommes allés ensuite, tout emplis de ce bonheur, nous promener dans le Rosenthal. .
Son idylle le plonge dans le désespoir le plus noir, état qui semble être chez lui comme un facteur déclenchant dans son travail de création.
Travaillant d’arrache-pied, il va pouvoir annoncer vers la fin mars à ses parents qu’elle est achevée, de même qu’à un ami d’enfance et ce, en ces termes : « Tu es sans doute le seul à qui rien de ce que j’y ai mis de moi-même ne paraîtra nouveau. Les autres y trouveront bien de quoi s’étonner ! Ces émotions avaient atteint en moi un tel degré de violence qu’elles ont jailli comme un torrent impétueux… »
Mais si Mahler déborde d’optimisme sur l’avenir de sa Symphonie, tout ne va pas aller aussi bien que prévu. Il devra finalement attendre d’en diriger lui-même la première audition dans la Grande Salle du palais communal de Budapest le 20 novembre 1889, avec l’Orchestre Philharmonique de Budapest. A vingt-neuf ans, sa position de directeur de l’Opéra Royal hongrois lui aura fourni toute l’influence nécessaire. L’ouvrage est alors intitulé « Poème symphonique en deux parties » : la première partie comprend les trois premiers mouvements dont un Andante qui sera retiré plus tard, et la seconde, le Finale précédé de la Marche funèbre. Pressentant que celle-ci déconcerterait les auditeurs, Mahler préfère en divulguer dans le programme l’inspiration, en l’occurrence une célèbre gravure de Mortz von Schwind, « L’Enterrement du chasseur », dans laquelle le cercueil est accompagné triomphalement par les animaux de la forêt portant bannières et fanions avec des démonstrations de douleur grotesque.
L’orchestration de la Première Symphonie, telle que nous la connaissons aujourd’hui date, à peu de choses près, de 1897 après de nouvelles révisions. Elle comprend bien sûr tous les pupitres de cordes, une harpe, les bois ou vents par quatre, mais de nombreux cuivres -sept cors, cinq trompettes, quatre trombones, un tuba-, ainsi que deux timbaliers et une percussion abondante. Le raffinement, et parfois même la nouveauté des sonorités ne cesse jamais de surprendre ni d’étonner, et cela d’autant plus que la plupart des inventions sonores les plus hardies se trouvent déjà dans le manuscrit de 1893. Interrogé à ce sujet par sa fidèle amie Nathalie Bauer-Lechner, Mahler lui répond en 1900 : « Cela provient de la manière dont les instruments sont utilisés. Dans le premier mouvement, leur timbre propre est submergé par l’océan de sons, comme le sont ces corps lumineux qui deviennent invisibles à cause de l’éclat même qu’ils diffusent. Plus tard dans la Marche, les instruments ont l’air d’être travestis, camouflés. La sonorité doit être ici comme assourdie, amortie, comme si on voyait passer des ombres ou des fantômes. Chacune des entrées du canon doit être clairement perceptible. Je voulais que sa couleur surprenne et qu’elle attire l’attention. Je me suis cassé la tête pour y arriver. J’ai finalement si bien réussi que tu as ressenti toi-même cette impression d’étrangeté et de dépaysement. Lorsque je veux qu’un son devienne inquiétant à force d’être retenu, je ne le confie pas à un instrument qui peut le jouer facilement, mais à un autre qui doit faire un grand effort pour le produire et ne peut y parvenir que contraint et forcé. Souvent même, je lui fais franchir les limites naturelles de sa tessiture. C’est ainsi que contrebasses et basson doivent piailler dans l’aigu et que les flûtes sont parfois obligées de s’essouffler dans le grave, et ainsi de suite… » Pas étonnant que la critique hongroise accuse Mahler de cultiver l’étrangeté, la vulgarité, la bizarrerie, la cacophonie même, « anti-musicale », de manquer d’invention, de goût, et de ne se complaire que dans les effets orchestraux. L’homme est à terre, fort surpris d’être de la sorte…incompris.
Lorsqu’en 1893, Mahler se fut installé à Hambourg comme premier chef d’orchestre à l’Opéra, il va pouvoir donner une seconde audition de sa symphonie, sous sa propre direction, mais elle n’est guère mieux accueillie. Cette fois, elle portait le titre de « Titan, Poème musical en forme de Symphonie ». Il affirmera alors n’avoir aucunement songé au célèbre roman d’un certain Jean-Paul Richter dit J.P, mais simplement « avoir voulu suggérer un homme vigoureux, héroïque : sa vie, ses souffrances et les coups que lui portent sa destinée ». Il accompagnera l’ouvrage d’un programme, évidemment rédigé après coup, programme qu’il devait supprimer plus tard, jugeant qu’il « ne donnait lieu qu’à des malentendus. » Même chose pour le qualificatif de Titan qui, hélas, perdure toujours.
« Il n’y a pas moyen de jouer ne serait-ce que trois notes de la musique de Mahler sans payer de sa personne : chaque inflexion, chaque explosion, chaque accélération est si intense que l’on doit interpréter cette musique en s’y impliquant au maximum. » Leonard Bernstein
Le début de l’œuvre évoque à la fois « l’éveil de la Nature après son long sommeil d’hiver » et le lever du jour. C’est l’introduction, sur un tempo lent et traînant. Selon Mahler, c’est « la lumière qui frémit à travers les branchages ». Puis, c’est l’Allegro. Il n’est que fraîcheur et qu’impressions printanières, comme son lied, source d’inspiration. Le mouvement s’anime, se réchauffe comme sous les premiers feux du jour. Il y aura un point culminant atteint dans un formidable crescendo, avec une explosion sur le motif de fanfare, clamé à pleine voix par les cuivres, dans un unisson puissant et massif. (Ce n’est pas une fantaisie mais bien une indication du compositeur que de faire se lever les cornistes pour obtenir le plus de puissance sonore possible dans certaines de leur intervention.) Quant à l’explosion massive qui termine en trois coups le mouvement, Mahler dira à ce sujet : « Mes auditeurs ne comprendront certainement pas la fin de ce mouvement… Mon héros éclate de rire et s’enfuit. »
Le deuxième mouvement qui tient lieu du traditionnel scherzo est d’abord un laëndler, danse populaire autrichienne, de caractère paysan qui emprunte à une mélodie, un des premiers lieder de Mahler, Hans und Grete. Un chroniqueur de l’époque évoquera à son sujet « une joyeuse réunion de paysans d’origine austro-allemande avec sa rudesse en bras de chemises. » La représentation d’une danse villageoise s’impose bien à nous, et l’on peut entendre, sur le premier temps de chaque mesure, le piétinement lourdement appuyé sur le plancher de bal. A cette joie simple du divertissement collectif répond bientôt l’amertume d’une valse lente jouée par les trompettes.
Le troisième mouvement s’ouvre par une Marche funèbre et grotesque, sans nul doute, le morceau le plus fascinant de l’ouvrage, à l’originalité stupéfiante qui ne pouvait que choquer et scandaliser les auditeurs de l’époque.
Le canon Frères Jacques ou Bruder Martin, innocente contine, est donnée en mineur et sur un rythme obsessionnel. Sur le rythme des timbales en sourdine, qui évoque d’emblée les tambours voilés d’un enterrement militaire, il est exposé par la contrebasse solo dans un registre suraigu – non, elle ne joue pas faux – Il est ensuite repris tour à tour par le basson, les violoncelles, le tuba et divers groupes instrumentaux. On peut penser dans la construction au Boléro de Ravel. Mahler a voulu que les instruments soient ici « cachés, déguisés, camouflés », que tout « semble assourdi, comme si des ombres passaient » et il reconnaissait avoir « attrapé des maux de tête avant d’avoir obtenu cet effet d’étrangeté, de mystère, de terreur. » Les sonorités voilées, feutrées, étouffées, doivent créer pour l’auditeur un climat d’abattement, d’accablement, d’apathie. Tout s’interrompt bientôt pour l’arrivée des musiciens de village qui, avec leurs rengaines populaires et leurs glissandi tziganes, introduisent un accent volontairement « banal, vulgaire, mais jovial » à la lamentation grotesque. Ici, l’ambiguïté est reine, plus que jamais, car à la bouffonnerie va se mêler pas mal d’amertume.
Après un retour à la Marche, on passe sans transition du grotesque au sublime avec une citation pratiquement intégrale du dernier des quatre lieder des Chants d’un compagnon errant : « très simple comme un chant populaire ». « En bordure de la route se dresse un tilleul ; c’est là que pour la première fois j’ai trouvé un sommeil reposant. » La divine mélodie s’épanche longuement sans que la pureté du chant n’arrive à dissiper la pesante mélancolie qui l’envahit peu à peu. A peine est-elle achevée que la Marche funèbre reprend inexorablement. Les Musikanten réexposent la première rengaine puis la seconde. Tout va se terminer par un long diminuendo fantomatique, après quoi l’explosion subite du Finale va constituer l’une des « surprises »les plus spectaculaires du répertoire symphonique.
Le mouvement s’est enchaîné au précédent sans autre interruption que le bref silence qui termine la Marche funèbre. Tout de suite un formidable coup de cymbales éclate. Ainsi débute le Finale d’une vaste ampleur, de durée pratiquement équivalente aux deux premiers mouvements réunis, et dont le foisonnement de la partition interdit tout résumé en quelques lignes. Souvent intitulé De l’enfer au paradis, une introduction orageuse engendre et laisse grandir l’idée maîtresse qui éclate avec fureur aux bois et aux cuivres, premier paroxysme qui gonfle jusqu’à la sauvagerie. En opposition, les violons modulent une tendre mélodie calme et chantante, s’exaltant un peu. S’y ajoutent des motifs tirés de la première partie prenant parfois des allures de choral. On pourrait croire alors que le finale sera tout de calme et de mélodie. Erreur…Les forces infernales seront alors vaincues par les fanfares massives des cuivres. Un Finale qui évolue du tragique et sombre fa mineur par lequel il s’ouvre, vers l’éclatant ré majeur de sa conclusion. Le héros symphonique connaît enfin dans la mort son triomphe, sa transfiguration.
« La musique de Mahler est la vie même, qui n’est autre que le trop-plein de la vie, dans son exubérance, son irrépressible vouloir-vivre, ses angoisses, sa finitude aussi. Car la vie chez Mahler est, comme chez peu d’autres compositeurs, inextricablement liée à la mort, dans une « Totenfeier » à la fois implacable, révoltée et résignée. Mahler, unique en son genre, est tout cela à la fois : rude et désincarné, subtil et lourd, raffiné, fruste, objectif, larmoyant, effronté, timide, grandiose, autodestructeur, confiant, incertain, une qualité et son contraire. » Leonard Bernstein
Michel Grialou
Les Grands Interprètes
Orquestra Sinfônica do Estado de São Paulo
vendredi 11 octobre 2013 – Halle aux Grains
Réservation
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