À la Cave Poésie, Alain Daffos dirige Jean Stéphane et Sylvie Maury dans « Un bon Français », lecture-spectacle d’après « la Délation sous l’Occupation », d’André Halimi. Entretien avec le metteur en scène de la compagnie La Part Manquante.
« Un bon Français » s’inscrit-il dans la continuité de « Inconnu à cette adresse » que vous aviez créé en 2004, d’après Kathrine Kressmann Taylor?
Alain Daffos : «Nous devions reprendre « Inconnu à cette adresse » à la Cave Poésie mais les droits exclusifs ont été achetés par un théâtre parisien (1) et plus aucune compagnie en France ne peut jouer ce texte jusqu’en 2014. Nous avons donc créé « Un bon Français », d’après l’ouvrage d’André Halimi « la Délation sous l’Occupation » (2), dont le fond – même période historique – et la forme – épistolaire – poursuivent cette thématique de la haine de l’autre à un moment de chaos.»
Quel est l’intérêt aujourd’hui de faire entendre ces lettres ?
«Cette époque de dépression m’intéresse car elle trouve une résonance avec notre actualité. En 1941, on dénonçait les Juifs, pour les exclure de la vie sociale et les envoyer en déportation, aujourd’hui on assiste à une autre chasse aux sorcières avec les Gitans, les Roumains… Je pense que nous ne sommes pas à l’abri de ce genre de délations actuellement. La Caf reçoit régulièrement des lettres de dénonciations à l’encontre de personnes supposées profiter abusivement du R.S.A. ou d’allocations. Le «bon Français» est le terme qui revient souvent dans les lettres du recueil d’André Halimi: être un bon Français sous l’occupant nazi, c’était dénoncer les Juifs, les communistes, les Francs-Maçons… Le gouvernement vichyste rémunérait les délateurs selon des tarifs appropriés. Dénoncer un Gaulliste était plus «payant» que dénoncer un Juif, par exemple. Ce contexte a encouragé les pires comportements.»
Quelle mise en espace avez-vous imaginée pour cette lecture-spectacle ?
«Nous allons surtout mettre en lumière les visages et les mains des deux comédiens qui à la fois liront et incarneront ces lettres. La création sonore de Mathieu Hornain sera le décor de la pièce, elle habillera la lecture en faisant appel à des moments de mémoires : des archives sonores, des extraits d’actualité, des chansons d’époque comme celles de Charles Trenet qui fut sommé par un journal collaborationniste, Réveil du Peuple, de prouver que son sang était aryen !»
Votre compagnie s’est emparé très souvent de sujets forts de l’histoire contemporaine : Tchernobyl, la guerre en Irak, la Seconde Guerre mondiale ou encore l’inceste. L’engagement est-il un vecteur important dans votre travail ?
«Je ne suis pas militant mais ces débats de société me touchent personnellement. Je parlerais volontiers de «théâtre-documentaire» pour des spectacles comme « Sept secondes » de Falk Richter, « Blackbird » de David Harrower ou « Tchernobyl ou la réalité noire » de Svetlana Alexievitch. Au sein de la compagnie La Part Manquante, nous voulons inciter le spectateur à se questionner. Je trouve que les spectacles de divertissements ont pris énormément de place dans notre société. Cela me déprime un peu…»
Pourtant vous avez aussi monté des comédies très colorées : « Une langouste pour deux » de Copi, « Notre avare » d’après Molière. Vous aimez pratiquer la confusion des genres ?
«Oui, j’aime faire perdre ses repères au spectateur. Je ne veux pas que l’on identifie une compagnie par rapport à un répertoire mais au contraire travailler sur des genres différents, et donc des esthétiques différentes, avec des équipes différentes, dans des espaces aussi divers que le Théâtre Garonne, le TPN ou le Sorano. Ce qui est crucial, c’est de traiter de sujets liés à notre société. Les grands textes classiques sont très contemporains : ils nous donnent le miroir de notre société. Comme « Notre Avare » qui nous renvoie à notre rapport à l’argent. Chez Copi, derrière la comédie, il y a du pathétique. Nous aimons rechercher les contradictions humaines et explorer nos comportements sociétaux.»
Cette confusion des genres passe aussi par le travestissement qui a une place importante dans vos spectacles…
«La nature humaine est complexe. Tout comme un comédien se cache derrière un personnage, chaque être a plusieurs identités. Cela rejoint le travail de la compagnie qui est multiple. Et puis, il est intéressant de créer du trouble chez le spectateur, cela ouvre des portes. Le théâtre, c’est aussi sortir des clichés qui façonnent notre société, réfléchir. Comme « Un bon Français » qui pose la question de nos comportements sous un régime qui a permis, autorisé à dénoncer son voisin, son patron, son conjoint même, pour des motifs aussi bas que la jalousie, la convoitise, la soif de pouvoir».
Propos recueillis par Sarah Authesserre
en avril 2013, pour le mensuel Intramuros
« Un bon français », du 7 au 18 mai, du mardi au samedi, à la Cave Poésie – René Gouzenne (71, rue du Taur, 05 61 23 62 00, www.cave-poesie.com).
(1) Le Théâtre Antoine
(2) Éditions Le Cherche Midi