Dans ma pièce la statue du Commandeur ne parle pas, ne marche pas et ne va pas souper en ville [1].
Trivialité terrestre, Leporello s’est plaint à l’avant-scène. Don Giovanni, Donna Anna, le Commandeur sortent de nulle part, pour un Prologue dans le ciel en plateau vide et nuages d’orage, représentation du défi ironique lancé à la nature et au créateur. J’ai déjà dit que Donna Anna fait pendant à Don Juan. Ne peut-on supposer qu’elle est destinée par le Ciel à révéler à Don Juan la part divine de sa propre nature, et, en l’arrachant au désespoir de ses vains efforts, à le sauver par l’amour même dont Satan s’était servi pour le corrompre ? [2]
L’homme sans visage se démasque à l’agonie du Commandeur. Et les arbres choient des cintres. Retour sur terre ?
Quelle est donc la signification de ces arbres descendus, qui remonteront d’un cran, puis de deux, découvrant leurs racines, avant de disparaître à nouveau ? Allégorie d’un Don Giovanni s’enfonçant progressivement six pieds sous terre ? mangeant déjà les arbres par la racine depuis le tréfonds de l’enfer ? Opposition de l’immobilité et de la frénésie du héros pris dans le vertige du temps qui passe ? [3] La note d’intention sans intention laisse sur une faim sylvestre.
Sur un sol miroir où, du balcon, on pourrait voir sous les jupes des filles, et dans de toujours très belles lumières de Jean Kalman, se côtoient robes de soirée et pantalon de cuir, perruques poudrées et costumes trois pièces, XVIIIe et années soixante. Volonté d’intemporalité ou confusion de vestiaire ?
De très beaux masques animaliers font irruption en trio au bal où l’on ne danse ni ne contredanse; et Don Giovanni donnera la sérénade à la coulisse.
Les figurants figurent et restent là, dans une absence de mouvement incompréhensible, lorsque Don Giovanni indique aux uns (accennando a destra) d’aller par ici et aux autres (accennando a sinistra) d’aller par là.
Un cimetière blanc meringue émerge des dessous, intrication étriquée de tombes et de statues dont les cheveux (ou les cerveaux ?) leur dégoulinent sur le visage, et dans lequel Don Giovanni et Leporello essaient de se mouvoir, laissant vacant le reste du plateau.
L’ultime dîner en forme de pique-nique, nappe par terre à cour et musiciens de scène en dentelles, bas, perruques, mouches et lunettes de vue à monture rouge sur des chaises d’époque à jardin, fait également souffrir la statue du Commandeur et sourire le spectateur : lunettes de piscine et costume farinés, elle doit traverser tout le plateau pour atteindre son hôte, marchant comme un HRP2 mal programmé qui se serait échappé de son portique.
À l’ouverture, la basse ne traîne pas, la résonance d’une église, d’une voûte ou d’un sépulcre [2] est gommée. L’orchestre surélevé est souvent trop fort et les décalages entre fosse et plateau, voire entre musique de scène et solistes, sont nombreux. Don Giovanni est dans l’urgence, tempo non ha. Ses mots s’effacent derrière la vitalité d’une « force qui va », à toute vitesse. C’est d’ailleurs le seul élément que nous retiendrons de l’air du champagne. Un simple tempo, presto, pour une unique caractérisation [5] : de manière surprenante, Fin ch’han dal vino est donné ici plutôt andante, par un galant plus désabusé qu’énergique, comme s’il savait déjà qu’il n’ajouterait pas une dizaine de noms à sa liste avant le matin.
Tamar Iveri, qui avait donné une belle Vitellia dans la Clemenza l’an passé n’est à l’aise ni dans la robe ni dans la voix de Donna Anna, et crie désagréablement ses aigus. En revanche, Dmitry Korchak, faux airs de Roberto A. dans un strict costume trois pièces, réussit une vraie présence vocale et scénique en Don Ottavio. Vannina Santoni fait une Zerline à peine coquine tandis que son Masetto, Ipča Ramanovič, est un peu emprunté, plus timide en voix et en jeu que lors de son récital (*).
Maité Beaumont tire son Elvire tantôt du côté ridicule, tantôt du côté du plus touchant pathétique [4] ; elle exagère justement le trait de cette aristocrate dont le comportement extravagant est inadapté à sa condition sociale [4]. On la préférait cependant dans le travesti de Sesto.
Leporello de secours le dimanche, Don Giovanni le mardi, Kostas Smoriginas a l’audace, le physique et la voix qui font les futurs grands. Son aisance scénique et son beau baryton séduisent immédiatement. Troisième Leporello appelé en catastrophe et tout juste débarqué de l’avion, Roberto de Candia endosse facilement le costume sur sa rondeur bonhomme. Un peu tendu sur son premier air, il donne un Catalogo peu théâtral, mais prend confiance ensuite. Intégrant facilement la mise en scène – ce qui n’est guère compliqué, les chanteurs étant souvent à la rampe face public – il confère à la scène du balcon (ou plutôt de la passerelle) un comique très réussi, en valet lourdaud singeant son maître.
En 2005 Don Giovanni réapparaissait après sa descente aux enfers, enlaçant une jeune femme. En 2007, il ne réapparut point. En 2013, il réapparaît de nouveau. Le mythe est éternel une fois sur deux. Mais on ne sait toujours pas où vont les arbres.
[1] Carlo Goldoni, Mémoires, Paris 1787. In Jean-Philippe Grosperrin, Le code et la licence : Don Giovanni dans le système théâtral des aristocrates, Journée d’étude « Don Giovanni, les mille et trois visages d’un séducteur », Théâtre du Capitole, 27 mars 2013.
[2] E.T.A. Hoffmann, Don Juan. Contes – Fantaisies à la manière de Callot, tirées du Journal d’un voyageur enthousiaste, 1808-1815. Folio classique
[3] Gilles Cantagrel, L’ogre du temps. In G. Cantagrel, C. Massip et E. Reibel, Don Giovanni, le manuscrit, Bibliothèque nationale de France / Textuel 2005
[4] Michel Noiray, Don Giovanni, Avant Scène Opéra n° 172, 1996
[5] Emmanuel Reibel, Les métamorphoses de Don Juan. In G. Cantagrel, C. Massip et E. Reibel, Don Giovanni, le manuscrit, Bibliothèque nationale de France / Textuel 2005
Théâtre du Capitole, 26 mars 2013
(*) Midis du Capitole, 21 mars 2013
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.