Si cette performance est sensée être un discours dansé sur le pourquoi de la guerre, elle est vue au travers d’un prisme bien déformant, le regard d’un “grand gosse“ du XXIè siècle : Pierre Rigal.
D’aucuns l’ont déjà exprimé, Pierre Rigal appartient, c’est sûr, à la catégorie des chorégraphes mais, qui dansent aussi et qui, manifestement, aiment ça. Un chorégraphe venu assez tard à la danse et qui n’a pas de temps à perdre car il a, pour l’instant, beaucoup de choses à dire et traduire, et j’espère, pour un temps le plus long possible. Dans un contexte un peu gelé par l’esthétique « non danse » qui a dominé les années 1990, dans le style, moins j’en fait, plus c’est l’extase, cet atout compte auprès d’un public souvent déçu et frustré par certaines productions conceptuelles où justement on ne dansait pas assez, ou pas du tout. Avec, de plus, comme idée fixe, rendre le spectacle le plus illisible, hermétique possible. A force de se déplacer pour de l’expression corporelle nombriliste, du genre : «Regardez, je n’ai pas de poils sous les bras», le spectateur basique a fui, prudemment, souvent honteux de ne pas comprendre !
Au contraire, simple et directe, immédiatement lisible, l’écriture de Pierre Rigal est plus proche d’une danse d’actions à la conduite chorégraphique extrême
ment précise que d’une gestuelle savante. On est loin du concept du “corps métamorphique“. Quant à la beauté, elle vient du résultat et non d’une somme de beautés individuelles, ou du choix esthétisant des danseurs-acteurs. « Chez moi, le corps est un outil, pas un sujet, commente-t-il. C’est le thème traité qui va entraîner une réflexion sur le corps. » Vous devinez qu’il n’y a guère de place pour la démarche qui consiste à reconnaître qu’on a effectivement un “corps Trisha Brown“ ou un “ corps Cunningham“, ou un “corps Béjart“ et à questionner les articulations critiques complexes qui peuvent s’inventer à partir de ce corps-là !!
Entre cette profession de foi d’un adepte du mouvement américain du Judson : « NON au grand spectacle, non à la virtuosité, non (…), non à l’implication de l’exécutant ou du spectateur, non (…), non au fait d’émouvoir ou d’être ému. », et celle d’un tout jeune et virulent opposant : « cette pensée est celle de la présence vide et du refus de la tension émotionnelle. Mon inspiration vient des drogues et des night-clubs. Je travaille sur l’absolue tension émotionnelle, sur l’abus de corps, la saturation d’un corps schizo. », il y a donc bien d’autres voies possibles !
Au titre d’illustration, et de faç
on anecdotique, il a pu m’arriver de quitter la salle lors d’un spectacle de danse donné par une grande dame, très grande dame de la danse !! Jusqu’alors, elle avait su m’émouvoir, me bouleverser même en m’embarquant sans souci. Las, ce soir là, aucune générosité ne transpirait ou si peu, pas de vie non plus sur le plateau mis à part une poignée d’individus s’agitant savamment. Il valait donc mieux sortir. Même réaction avec, ces trois pirouettes à cinq centimètres du parquet d’un Barychnikov vieillissant, avec à la clé, des dizaines de spectateurs au bord de l’évanouissement. Avec le Théâtre des Opérations, on est loin, très loin de ce type de perception, de sentiment. Ce qui m’amène plus à des réflexions sur cette danse que sur le spectacle lui-même, qui vous l’avez compris, emporte mon adhésion et vous redonne le goût de cet art sous sa forme contemporaine.
« Ne pas se limiter à la découverte, l’invention et la chorégraphie de nouvelles formes de mouvement. La danse contemporaine reflète le corps et le mouvement dans leurs contextes sociaux et culturels. Simultanément, elle pense aussi à ce travail et intègre cette pensée dans la mise en scène. »
A ce sujet, j’emprunte justement à X ces quelques lignes! «Pour chacun de ses spectacles, Rigal a mis au point des dispositifs scénographiques simples, des jeux de lumière le plus souvent pétant de couleurs, façon jeux vidéo, au sein desquels le mouvement s’inscrit comme un trait d’union net et sans bavure. Sur des thèmes proches de tout un chacun, il invente une danse-théâtre physique qui allie simplicité et élégance.» J’ajouterai, avec une poésie sous-jacente qui transpire, inconsciemment ? je ne le pense pas. Le créateur est, ici, aussi poète.
Fil conducteur et à méditer. « La notion de “danse“ est devenue chaotique pour ceux qui lui sont étrangers, et c’est peut-être là ce qui les y attire. Il n’est pas bon de calmer le mouvement…L’école doit être consciente de sa responsabilité dans ce chaos, de la facilité avec laquelle son influence induit domination et destruction plutôt que stimulation (…) C’est pourquoi il ne peut y avoir de juste ou de faux, d’exemples à suivre, de modèle ou de répétition. Après tout, il n’y a rien à apprendre. » Ruth Allerhand, danseuse et professeur (1929) à propos des voies de transmission des savoirs chorégraphiques. L’artiste était donc expéditive dans son jugement sur ce que doit apporter ou non, toutes ces écoles de danse dite contemporaine. Les temps ont-ils changé ?
Sur le spectacle lui-même, ces quelques lignes qui le résument fort bien, et que je vous livre :
« Ce que l’on aime chez le danseur et chorégraphe Pierre Rigal ? Sa façon de placer le corps et la danse au centre de ses spectacles tout en racontant des histoires dignes du théâtre et loin des concepts abscons. Une simplicité ludique et enjouée mais jamais sans fond. Théâtre des opérations, née de sa rencontre à Séoul avec neuf danseurs coréens. Etres étranges et futuristes, venus d’une planète hors du temps et de l’espace, ils vont se livrer – sous nos yeux et ceux des scientifiques à l’origine d’une mystérieuse expérience- à un ballet des relations humaines. S’aimer, se détester, se rapprocher, se détruire, se relever et reconstruire l’harmonie du groupe. Quelle est donc cette logique intrinsèque qui pousse les hommes à se faire la guerre pour ensuite se relever? Vaste sujet, question qui reste en suspens, sans autre réponse que les corps des danseurs engagés sur le plateau dans cette mécanique implacable, ce cycle absurde du vivre ensemble et de la haine. Fascinants par leur souplesse et leur technicité, les interprètes choisis par Pierre Rigal le sont aussi par leur capacité à « déborder » d’une chorégraphie de groupe taillée au millimètre, ultra visuelle et volontairement proche de la performance. Ils donnent corps à l’humour et la poésie, cultivent la bizarrerie et l’individualité, se tiennent sur le fil, à la fois lointains étrangers et miroirs absurdes de notre propre condition. Encore une fois le travail de Pierre Rigal parle à tous, avec une intelligence et une singularité qui lui sont propres… Ce mystère là, n’est pas près d’être élucidé et c’est tant mieux. »
Rendez-vous avec impatience au Théâtre Garonne en ce joli mois de mai pour Standards
Michel Grialou
Centre de Développement Chorégraphique
Crédits photos : Nation Group/ Sungjin Jung