Un beau matin de l’année 1854, le 20 Octobre plus précisément, naît Jean Nicolas Arthur Rimbaud ou l’ « Homme aux semelles de vent », de Frédéric Rimbaud et Marie Catherine Vitalie Cuif. Le jeune homme, dès son plus jeune âge, s’illustre par ses succès scolaires et son caractère rebelle – il écrit, alors âgé de 7 ans, « A mort dieu ! » sur un mur d’église. Alors que ses réussites semblent lui promettre un avenir radieux, son professeur de quatrième, M. Perette, pressent déjà toute la complexité du garçon : « Il finira mal. En tout cas, rien de banal ne germera dans sa tête : ce sera le génie du Bien ou du Mal. »
A 16 ans, Rimbaud commet sa première fugue. L’année suivante, en 1871, lors d’une nouvelle escapade, il fait la connaissance à Paris de Paul Verlaine à qui il avait envoyé ses poèmes. Ce dernier, de dix ans son aîné, lui avait alors adressé l’invitation suivante : « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend« . Aussitôt Rimbaud accourt, avec, pour tout bagage, quelques poèmes et son talent. En octobre 1871, lors du premier dîner des parnassiens, auquel il est convié, il fait la lecture de son Bateau Ivre. Le « nourrisson des muses » fascine, enchante et soulève l’enthousiasme de la communauté des poètes parisiens. Pourtant en quelques mois, le jeune poète passe de mode, et devient même la bête noire des artistes de Saint-Germain des Près, lassés de son orgueil, de son mépris et de son insolence.
Rimbaud âgé de 17 ans, photographié par Carjat
Puis à l’âge de vingt ans, Rimbaud , qui a publié deux ans auparavant Une saison en enfer, dit « Adieu » à la poésie. Il multiplie alors les voyages, les errances, et part chercher une improbable fortune en Abyssinie. Lorsqu’il meurt, atteint d’une tumeur cancéreuse au genou, en 1891, à l’âge de trente-sept ans , il semble avoir oublié son génie, et le peu de ceux qui l’entourent également.
« Le malheur a été mon dieu« , écrivait-il dans Une saison en enfer. Ce bouillonnement intérieur, cette tempête faisant rage dans ce crâne abîmé, l’a suivi depuis l’éveil de ses sens et de sa conscience, et l’a conduit dans les strates les plus profondes de l’esprit humain. Toute sa vie, ce malheur, causé par le saisissement d’une réalité infernale, l’a poursuivi jusqu’à sa mort – on peut le remarquer grâce aux correspondances qu’il a entretenues. Grâce au « dérèglement des sens » qu’il opérait à travers alcools, haschisch ou expériences sexuelles débridées, le jeune homme brillant est passé de modèle à fauteur de troubles. Se refusant « courbettes » et « génuflexions » aux normes sociétales, cherchant un épanouissement avec pour seul objectif se déclarer « voyant » et tirer la substance de son âme à travers la poésie, le but final de Rimbaud semble avoir été de débusquer le sens profond d’une réalité décevante et affreusement dérisoire.
Toute son œuvre, Arthur Rimbaud l’a écrite en six ans, entre l’âge de quinze et de vingt et un ans, puis il s’est tu à jamais. Ce silence, devenu mythe, ce mutisme poétique et quotidien reflète sans aucun doute l’impossibilité ou le renoncement d’un poète torturé à communiquer ses sentiments et ressentis. En six ans, c’est comme si toute l’absurdité de l’existence lui était apparue dans sa poésie, une vérité saisie entre deux bouteilles d’eau de vie à la Alfred Jarry, de nombreux épisodes délirants marqué de jeux avec sa propre matière fécale, ou autres provocations obscènes et blessantes vis à vis de ses pairs. Cet arrêt de l’écriture, soudain et pressenti dans sa poésie éclatante d’immaturité, signifie simplement le renoncement d’expliquer le schéma d’une existence illusoire, et également l’impossibilité de démontrer l’inexplicable à l’aide d’un outil si personnel qu’est la poésie. En six ans, Rimbaud a ouvert tant de portes tellement larges sur la présence d’une réalité enfouie dans celle que l’on perçoit, qu’il arrive parfois que l’on doute de leur légitimité. Mais ses écrits demeurent, et nous rappellent à chaque instant la complexité de la vie qui fourmille dans nos corps, et le paradoxe de l’existence, miracle passé dans une prison sans gardien ni barreaux.
A-t-il saisi ce qu’il voulait saisir ? A-t-il eu la vision du sens profond de ce qui l’entourait ? Ce jeune homme a-t-il, seul, compris la vie ? La réponse à ces questions figure dans ses poèmes, et chacun peut y voir ce qu’il désire appréhender : la réalité d’une strate supérieure au prosaïsme du monde, ou sa dimension purement illusoire. « Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher ; le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir. » a écrit un jour Schopenhauer : Arthur Rimbaud était ces deux tireurs.
Autoportrait en pied de Rimbaud à Harar, « dans un jardin de bananes », en 1883.
Son autodestruction, chérie et souhaitée, ne fut-elle pas une étape obligatoire dans l’affirmation de son talent ? La souffrance qu’il s’est infligée, avec laquelle il se mutilait en écrivant sur ce qui germait en lui, n’était-elle pas nécessaire pour entrevoir l’invisible ? Rimbaud incarne une génération artistique, et peut-être même humaine. Les tabous, ou plutôt verrous, imposés par les normes des sociétés occidentales furent explosés par la volonté du poète, et ce besoin irrépressible d’expérimenter les facettes de l’existence, bien trop précieuse et courte pour passer à côté. Ceci n’est que l’avis d’un humble jeune homme – et qui n’engage que lui, mais il semble à mes yeux que son autodestruction et l’anéantissement de son talent incarne paradoxalement son génie. Selon Nietzsche, « Il faut du chaos en soi-même pour accoucher d’une étoile qui danse. »; mourir, se tuer pour essayer de vivre, ne voilà pas la seule façon de se sentir vivant lorsque la réalité n’est plus suffisante ? La renaissance, ou plutôt la naissance, voilà en fait ce qu’était le véritable objectif de Rimbaud : naître spirituellement et métaphysiquement pour pallier à une naissance physique et matérielle sans grand intérêt. Ses dernier vers et sa prose en général laisse penser que cette tentative d’accouchement fut vaine; il reste seulement à espérer que ce grand personnage de la poésie française réussit à percevoir ce qui l’obsédait tant.
Rimbaud à la mi-décembre 1875, rasé, par Ernest Delahaye.
« Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie. »
Derniers Vers (1872), Fêtes de la patience, Chanson de la plus haute tour