Festival Toulouse les Orgues – Saint-Pierre des Chartreux
Les Variations Golberg, Blandine Rannou Clavecin
Le temps suspendu, l’éternité qui tournoie
Les Exercices pour Clavier (Clavier Ubung) parus en 1741 ou 1742 sous le titre « une Aria et de diverses variations pour clavecin à deux claviers » écrits par Jean-Sébastien Bach « pour la récréation de l’âme des amateurs », et peu à peu devenu un mythe consolateur depuis Brahms, qui toute la nuit suivant la mort de sa mère joua et rejoua cette œuvre, jusqu’à Glenn Gould qui en fit son bien propre, remettant en lumière une œuvre rejouée vraiment que depuis 1935.
Ces exercices prirent vite le nom du jeune élève de Bach, Johann Gottlieb Golberg, chargé de vaincre les insomnies du comte Kayserling. Ce que du moins rapporte la tradition qui semble n’être qu’une légende. Cette immense « berceuse des douleurs », semble opérer de façon quasi hypnotique sur l’auditeur, qui pourtant aura quelques difficultés à en saisir toute la science et la profondeur. D’ailleurs Blandine Rannou rayonnante et souriante nous préviendra de simplement nous laisser aller sans vouloir tout saisir. Il ne faut pas analyser ou vouloir reconnaître, mais se laisser emporter.
Le remarquable texte de Jean-Claire Vançon accompagnant le cd de Blandine Rannou qui vient d’enregistrer ces Variations Golberg chez Zig Zag Territoires, distribué intelligemment avec le programme, dispense de toute analyse superflue de ce massif contrapuntique incomparable.
Maintenant ces simples exercices pour clavier sont perçus, non pas pour chasser les nuits sans sommeil, mais pour élever l’âme, non plus comme un divertissement, mais dans une élévation mystique.
Cette œuvre, couronnement des œuvres pour clavier de Bach, par sa complexité et sa profondeur, qui n’a plus de rapport précis avec le religieux, est devenue le monument suprême des œuvres pour clavecin. Et les interprètes ne s’en approchent qu’avec une certaine crainte et une grande humilité, comme l’aboutissement d’un long parcours de vie, comme ces Variations Golberg venant après le Clavier bien tempéré, qui ne sera suivi « que », de l’Offrande Musicale, de la Messe en si, de l’Art de la Fugue.
Ce sommet redoutable se compose d’une l’Aria introductive, sorte de sarabande lente et ornée, qui reviendra au bout de son long voyage dans l’univers complexe de deux séries de quinze variations, qui sont un parcours intense et difficile dans toutes les possibilités de l’art de varier et des arcanes du monde contrapuntique : canons, fugues, gigues, variations, ouvertures, contrepoint, chorals ornés, ornements multiples.
Toute interprétation se joue d’emblée sur l’aria initiale et sur les ornements retenus.
Et Blandine Rannou nous plonge d’emblée dans un univers hypnotique, abordant cette Aria comme en apesanteur. Jouant très lentement ce portique d’entrée, par son toucher tout en caresses, par un long balancement des notes, elle nous raconte une sorte de cérémonie incantatoire. Cette étrange interprétation est proche du rêve, et les ombres viendront ensuite danser dans la guirlande notes qu’elle va déployer.
Avec elle le temps s’étire, et au lieu des 75 minutes traditionnelles c’est presque 90 minutes en suspension qui nous sont chantées, comme autant de formules magiques.
Et les variations sont comme lierres s’enroulant autour de mélodies et d’une même basse harmonique. Tout est un rituel du passage, passage entre les entrelacs entre apaisements et danses sacrales.
Bach se fait veilleur de toutes les nuits, et son œuvre semble ne jamais vouloir finir. Seul le retour de l’aria initiale nous fait savoir que la porte se referme. Les doigts de Blandine Rannou volettent comme papillons de nuit, et un grand contraste est établi entre toutes les variations, lentes ou rapides.
Des elfes passent, énigmatiques souvent, consolateurs toujours.
Blandine Rannou, par le choix de son clavecin, et par sa volonté propre ne joue pas très fort. Elle se balance elle-même pour accompagner
Les fugues deviennent une fuite hors de la nuit, les notes qu’elle soutire au silence sont un baume. Et Blandine Rannou met en évidence la résonance des notes et le son d’une seule qui dure longtemps dans l’aigu. Les parties lentes où elle excelle une tendresse, contrastent avec le tournoiement des parties rapides où les notes courent comme dans une cage d’écureuil.
Les Variations Golberg sont avec Blandine Rannou une lente houle qui subjugue, et l’éternité se penche à la fenêtre de son clavecin.
Le rappel de l’Aria du début nous fait savoir qu’il faut revenir sur terre, l’aventure sonore s’achève.
En bis Blandine Rannou donnera en bis, une sorte d’étrange lamentation de Johann Froberger, musicien tant aimé par Gustav Leonhardt, dont l’ombre austère semblait planer sur de concert.
Gil Pressnitzer