Décidément, rien de mieux que la musique pour nous réchauffer en ces temps d’intempéries climatiques et politiques et j’avais rendez-vous avec une Carla, bien loin de celle qui bat la campagne nationale en ce moment ; Carla Bley*, une légende bien vivante de la musique de toutes les couleurs.
Dans le délicieux écrin de la Salle Nougaro concocté par l’excellent Gil Pressnitzer** dont on ne louera jamais assez l’éclectisme rare et la culture presque encyclopédique, on avait l’impression de se trouver dans un club de Jazz de New York ; mais celui d’avant le 11 septembre bien sûr, du temps où cette capitale culturelle vivait encore au rythme de la paix retrouvée et des avant-gardes européennes.
En première partie, une heureuse surprise nous attendait avec un duo blues-folk au nom de circonstance en ce mois d’avril : Scarvess, L’écharpe. Composé d’Alexandre Mudler à la basse électro-acoustique et de la chanteuse Cécilia Chopo, dont le fourreau noir faisait ressortir la belle chevelure rousse et la carnation laiteuse ; sa voix chaude séduit tout de suite et évoque la grande Joni Mitchell, mais aussi Patti Smith sur un morceau. Leurs compositions parfois répétitives mais agréables et deux reprises dont une chanson des années 30 composaient a perfect moment un moment parfait (du nom d’une de leur reprise) pour cette entrée en matière bien sympathique.
Doit-on présenter Dame Carla Bley, longiligne femme à la chevelure blonde en casque, que Gil Pressnitzer avait déjà programmée il y a deux décennies dans cette même salle du centre culturel de l’Aerospatiale (si mes souvenirs sont bons) ? Disons simplement que ce n’est pas par hasard si l’Université de Toulouse II-Le Mirail vient de lui décerner le titre de Docteur Honoris Causa : avec Michael Mantler par exemple, elle a beaucoup associé Musique et Littérature (Samuel Beckett par exemple) sur leur label Watt.
Parmi mes disques de chevet, je garde précieusement le délicieux Amarcord-Nino Rota (où elle arrangé pour un orchestre jazz les compositions du parrain des musiciens italiens pour Fellini), mais son œuvre la plus connue est sans doute l’opéra jazz The Escalator Over the Hill avec le Jazz Composer’s Orchestra ; elle a aussi composé pour le Liberation Music Orchestra du bassiste Charlie Haden qui affichait ouvertement ses opinions politiques de gauche avec des chants traditionnels de la Guerre d’Espagne et le negro spiritual We Shall Overcome (un des symboles de la lutte contre la Guerre du Vietnam).
Si elle a revendique l’influence de Kurt Weill par exemple, aux côtés de Steve Swallow, elle a compagnonné avec Allen Ginsberg, Pat Metheny, Rabih Abou-Khalil, Paolo Frésu ou le français Henri Texier…
Et je n’oublie pas ses collaborations avec la crème des musiciens de rock comme le bassiste-chanteur Jack Bruce de Cream justement (avec Eric Clapton), le batteur Nick Mason (de Pink Floyd) et le grand Robert Wyatt (de Soft machine qui nous enchante toujours en solo depuis sa chaise roulante) dont la voix de tête est inoubliable.
Si ses compostions, souvent en 3 parties, picorent dans un répertoire de quatre décennies, Carla Bley est avant tout une pianiste achevée dont les doigts, sans doute un peux noués par les années, volent pourtant sur les touches noires et blanches comme sur une plage de la côte Pacifique ; et ses accords sont précis suggérant une broderie de notes reprise à plaisir par ses complices.
Sa musique aérienne laisse place à des respirations, des pauses prégnantes comme l’on dit au théâtre, très éloquentes ; et à des finals à l’humour très british.
Steve Swallow est de la génération de jazzmen qui a connu la 2° guerre mondiale, mais on aurait tort de s’arrêter à à son apparence physique tant il assure une assise rythmique sans faille avec sa basse discrète et pourtant omniprésente dont il caresse le manche comme le bras d’une femme aimée, fort de sa carrière riche en rencontres diverses et variées ; et avec quel swing !
Le saxophoniste britannique Andy Sheppard, tantôt au ténor tantôt au soprano, loin des improvisations très libres (free) de son trio Libero (qui porte bien son nom), se coule dans les compositions harmonisées de Carla Bley : on pourrait s’offusquer de son souffle granuleux quand il attaque chaque phrase ; mais c’est tellement vibrant de vie.
Même si l’improvisation est gage de liberté, le jazz est une musique écrite dans un grand livre où la composition est reine. Tous les trois jouent sur partition comme un orchestre de musique de chambre et c’est bien de cela qu’il s’agit : le Jazz est la musique classique du XX° siècle disait Claude Nougaro dont la grande ombre plane toujours sur cette salle qui porte son nom ; nul doute qu’il dégustait autant que nous ce concert depuis son petit nuage. Rien qui heurte, rien qui blesse, pas d’aspérités, dans cette onde qui nous porte dans une quiétude demi-éveillée à la lisière du songe. Même l’éclairage de la scène est tamisé, à la demande des musiciens ; et pour le sonorisateur, la prestation est de tout repos car il ne corrigera que très peu la balance club de jazz, style Birdland.
Certains trouveraient cette prestation somnifère et préféreraient des envolées électriques et échevelées. Il y a un temps pour tout. On sent bien que ce trio n’a plus rien à prouver. Il est dans une autre sphère. Et le public très policé, sous le charme, dont plusieurs musiciens de talent de notre région, applaudit à chaque solo, ce qui ne se fait pas pour la musique classique, même si encore une fois il s’agit de musique de chambre. (Certains couvrent souvent les conclusions avant leur fin naturelle, ce qui est dommage). Personnellement, j’ai fermé les yeux pour me laisser emporter et je me suis imaginé sans mal dans un canapé jazzy en cuir fauve, dégustant un whisky irlandais hors d’âge à côté d’une Marylin apaisée mais toujours aussi sexy et lovée contre moi, sous le regard de toiles de Nicolas de Staël (Les Musiciens) et d’Henri Matisse (The Lagoon 3-Jazz Plate XIX) sur lequel justement Carla a composé ses 3 Lagons. Dans un petit paradis, comme le titre d’un des morceaux. Le plus court chemin, ce n’est pas la ligne droit, c’est le rêve !
Mais au final, c’est comme du champagne en bulles dorées que cette musique pétille, comme sur le dernier titre La jeune fille qui criait : Champagne ! Et après deux doux rappels, Steve Swallow viendra prendre tendrement sa muse par la main : en amoureux, ils ont peut-être dégusté une coupe de champagne à leur hôtel avant de s’endormir pour repartir à l’autre bout du monde enchanter un autre public tout aussi conquis ; et de retourner dans leur home, sweet home de Woodstock. L’âge n’y fait rien : ils sont beaux tous les deux avec cette distinction toute anglo-saxonne que l’on apprécie jusque dans leur musique.
Thank’s a lot dear Carla, see you later, Merci beaucoup chère Carla Bley, à bientôt j’espère, pour une autre tournée de Dom Pérignon musical ! Et tant pis pour ceux qui diraient que j’ai des goûts de luxe.
Comme disait Verlaine qui s’y connaissait en Musique :
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose…
Et tout le reste est littérature.
Elrik Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
*site officiel (très ludique) : www.wattxtrawatt.com
** www.espritsnomades.com