J’ai découvert très tôt le poète et je conservais pieusement son recueil poétique La Corbeille à papier -entre ceux de Rosemonde Gérard et Guillevic- jusqu’à ce qu’un indélicat ne me le dérobe quand j’apprenais mon métier de saltimbanque avec le Théâtre du Chêne noir d’Avignon. Mais je ne connaissais pas le maître-verrier.
J’ai eu la chance de côtoyer de leur vivant la belle Renée Aspe (à qui j’ai servi de modèle dans son atelier de la rue Saint Antoine du T), Marfaing, Igon, Shintone (dont les toiles et les dessins ornaient les murs de l’appartement de mon père rue Fermat).
Pas Henri Guérin.
Heureusement en ce mois d’avril où il ne fallait pas se découvrir d’un fil, j’ai eu le bonheur de visiter sa maison, en particulier son atelier, en compagnie de quelques amis privilégiés, grâce à sa chaleureuse famille. D’entrée, la glycine nous a accueillis de ses fragrances sucrées. En pénétrant dans cette maison d’artiste, une grande émotion m’a saisi et j’ai repensé à la merveilleuse lettre de René Guy Cadou à son ami Pierre Yvernault, peintre et curé de campagne :
… Dieu merci ! Le presbytère n’a rien perdu de son charme
Ni le jardin de son éclat !
Toujours l’odeur des seringas
Et le ciel qui tombe des arbres ! …
Avant de rentrer dans le « saint des saints », j’ai déambulé sur le carrelage en tomettes rouges et ocres, mon regard s’attardant sur les tapisserie et des encres de chine du maitre de maison (de nombreuses représentations d’arbres), mais aussi sur une extraordinaire Vierge à l’Enfant peinte par un anonyme italien du XVII° siècle, les masques en correspondance du sculpteur Leck et d’un artiste dogon, les assiettes en porcelaine (dont l’une porte cette devise : «J’estime pour rien un amy Amy de tout le monde» ; on dirait du Montaigne), les tables, les armoires, le vaisselier rustiques polis par l’homme et le temps.
Et cette fois, c’est Francis Jammes qui m’est venu à l’esprit :
Il est venu chez moi bien des hommes et des femmes
Qui n’ont pas cru à ces petites âmes.
Et je souris que l’on me pense seul vivant
Quand un visiteur me dit en entrant:
« Comment allez-vous, monsieur Jammes ? »
Cette maison a de l’esprit, cet esprit que conservent Colette, son épouse, ses enfants et ses petits-enfants ; en particulier Matthieu a qui il a transmis son savoir et qui perpétue son art.
Il a réalisé plus de cinq cents chantiers pour des églises, des édifices publics ou des demeures privées, tant en France qu’à l’étranger ; sans oublier une importante œuvre papier (gouaches et dessins à l’encre de Chine) et une cinquantaine de tapisseries d’Aubusson. Je ne connaissais que certaines de ses œuvres (au Musée des Augustins, au Couvent des Dominicains, à la Chapelle Sainte Claire de l’Institut Catholique de Toulouse en particulier) : la lumière y joue avec les couleurs de l’arc en ciel comme sorties du kaléidoscope d’un alchimiste.
J’avais lu quelque part sa devise « L’art nait des contraintes et meurt de trop de libertés ».
Mais j’avais du mal à imaginer la genèse de cet art dans l’intimité : c’est là en fait que se situe la quintessence d’une vie d’artiste. Quand ils étaient « punis », ses enfants pouvaient enfin pénétrer dans cet antre merveilleux et malaxer le mastic ; mais pas toucher les dalles de verre sur les étagères, privilège réservé aujourd’hui aux visiteurs. J’ai eu le sensation aiguë d’entrer, à pas feutrés, dans le domaine monacal d’un solitaire ; qui n’avait pourtant qu’une porte à ouvrir pour revenir dans le monde vers les siens, pour déguster un bon repas roboratif après un travail physique et spirituel fatiguant.
Son beau-père était ébéniste, peut-être cela l’a t-il inspiré. Dans l’atelier dont la lumière naturelle vient du jardin de curé où trône un magnolia, j’ai imaginé le travail des mains de l’artisan entre l’établi et la « table de coulée », sur ses outils, -marteaux, ciseaux, billot avec tranchet-, les plaques et les morceaux de verre multicolores, les cartons où il dessinait ses motifs ; toujours vivants dans « une grande pagaille organisée ». Et la patience de ces mains* : dans un beau manuel de savoir-faire adressé à un artiste en herbe (qui fait penser fort justement sa fille Hélène aux Lettres à une jeune Poète de Rainer Maria Rilke), il a livré un guide spirituel de son métier de verrier : « percer l’esprit des formes dans les différentes combinaisons de la matière, sous la lumière toujours en mouvement »*.
Dans une sorte de prose poétique. La Poésie encore une fois comme recherche d’une vérité intime ; d’une vie spirituelle qui perce en certains, mais qui ne peut éclore sans se donner les moyens de lui donner le jour.
Matthieu, son « héritier », nous a expliqué la technique que son grand-père avait mise au point à la fin des années 60 avec les ciments Lafarge pour remplacer les armatures de plomb et alléger encore ses œuvres, permettant d’agrandir encore sa palette. Et l’on comprend que la Beauté contrainte par la solidité du matériau ne s’y épanouit que mieux. Cette beauté, « fruit qu’on regarde sans tendre la main* » (Simone Veil), fille de la lumière naturelle que son œil filtrait et sa main traduisait.
Dans son autoportrait, Henri Guérin a écrit : C’est enfant que je reçus de la lumière ma vocation de peintre-verrier, à travers les ciels d’aurore et la blessure des couchants qui depuis toujours me captivaient. Ils me révélaient déjà le combat tragique ou glorieux de la lumière que seul mon regard percevait alors. J’étais l’apprenti des nuages qui, traversant le ciel des saisons, se reflétaient sur le miroir changeant des eaux, des flaques ou rivières, parfois de la mer. Adolescent, j’entrais dans la forêt de Montmorency, pour m’y perdre et contempler la clarté du jour en mystère sous les frondaisons des nefs végétales. A vingt ans, je poursuivis cette quête sur la lumière du papier en dessinant sans cesse fleurs, arbres et paysages. Je reçus d’un maître exigeant** une solide formation à l’art et à l’architecture cinq années durant avant de voler de mes propres ailes. C’était comme l’aboutissement, la révélation même d’un long chemin vers ce métier. Je ne savais pas encore où cela me mènerait. »
La Poésie toujours.
Alors qu’il vient de réaliser une verrière en plein cintre de 2,50m de haut par 3m environ pour la crypte de la cathédrale de Chartres, appelée Marie Porte du Ciel, consécration de sa carrière de maitre verrier, Henri Guérin est parti rejoindre « la belle Dame de Dieu là-bas sur le prie-Dieu du ciel » (tradition byzantine) ; et les anges doivent toujours s’extasier devant ses créations en chantant, quand le Bon Dieu est content, dans la douce lumière qu’il y a mise.
Ce n’est pas par hasard si après une grave maladie, en convalescence à Font-Romeu, il avait écrit La Corbeille à papier publiée par Pierre Seghers en 1955, alors qu’il commençait seulement à dessiner et à créer des tableaux en tissus collés.
Henri Guérin était poète avant tout. Il ne me reste qu’un de ses poèmes :
Comme une couturière en journée
Le vent a coupé, taillé, rogné
Tout au long du jour
Dans le coupon du ciel.
Dès le soir venu,
Il a ramassé minutieusement
Toutes les chutes d’étoffes épandues
Pour en faire un petit tas coloré
Qu’il a poussé
Dans un des coins de l’horizon.
Il est parti en emmenant
Pour tout paiement de sa journée
Dans son vieux cabas de couturière
Le soleil, rond et doré
Comme un écu.
Ce vent qui continue à souffler autour de sa maison et de son œuvre.
J’espère de tout cœur que bientôt une grande rétrospective de toutes les facettes de son grand œuvre me permettra de me ressourcer à sa lumière unique. Et entendre sa voix : « Amis proches ou lointains, vous pouvez aujourd’hui me rejoindre en cheminant de compagnie avec mon œuvre; promenade que j’espère assez vivante et paisible pour ne pas trop lasser vos regards. »
E.Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
15-IV-2012
* Henri Guérin Patience de la main (Cerf)
** Le bénédictin Dom Ephrem Soccard à l’abbaye d’En Calcat dans le Tarn.
www.henri-guerin.com