Le soir même où Mélenchon, le tribun rouge, succédant à De Gaulle, au Cardinal Saliège et à Jaurès, a fait vibrer une place du Capitole noire de monde avec ses accents lyriques (« nous sommes au mois de germinal, les bourgeons gonflés de vie s’annoncent déjà (…) et dans cette France belle et rebelle, viennent le temps des cerises..! »), nous avons eu un peu plus tard le bonheur d’un récital privé de Poésie intimiste, dans un beau lieu de la rue Pharaon.
Dans un patio éclairé a giorno par une superbe verrière de l’époque d’Effel, entouré d’arcades de briques, des souvenirs me sont d’abord remontés à l’esprit. Il y avait là un lieu associatif convivial, mi café, mi-bibliothèque, où avec quelques amis nous avions organisé le premier concert de Jacques Higelin à Toulouse, avec Bertignac à la guitare : c’était en 1971, si mes souvenirs sont bons, et la maréchaussée avait débarqué en force pour chasser le trop nombreux public qui voulait écouter le concert en bloquant la rue puisque la salle ne pouvait les accueillir.
Nous y avions aussi donné en 1983 avec la Compagnie du Rêveur mon concert poétique « Peaux-Rouges, Fils de la terre » devant une salle comble sidérée par la beauté des textes amérindiens (et par les compositions de mes compagnons). Depuis, l’endroit avait retrouvé sa quiétude, seulement troublée par les chants de l’Eglise orthodoxe mitoyenne.
C’est dans ce lieu à l’ambiance feutrée que Béatrice Sixtine et Stéphane D. nous avaient conviés à leur dialogue amoureux à travers les poètes de leur Pléiade personnelle, rehaussée de musiques et de vidéos.
A la fin des années soixante, alors qu’un printemps créatif fleurissait un peu partout dans le monde en même temps que les révoltes des jeunesses occidentales, on appelait cela une performance. Cette tradition artistique interdisciplinaire, éphémère par essence, rattachée par certains historiens de l’Art aux rituels supposés des hommes préhistoriques, constitue peut-être la forme artistique la plus ancienne de l’humanité. Au XXI° siècle, ce genre de spectacle métissant poésie, musique et arts plastiques passe pour être désuet ; à part dans l’art contemporain où il est souvent utilisé, mais pas toujours avec humilité.
Tel n’était pas le cas ce soir-là, bien au contraire : de simples lampes de chevet rouges nimbaient d’une ambiance diaphane et évanescente les intervenants qui nous ont offert leurs Phares, à commencer par Baudelaire justement très présent, ainsi que Edward Estlin Cummings, aux côtés de Pablo Neruda, René Char, Octavio Paz et Federico Garcia Lorca ; en français, en anglais, en espagnol. On a connu des choix moins inspirés ! Les musiques tout aussi éclectiques étaient à l’avenant, en correspondances avec les textes : de Chostakovitch à Radiohead en passant par Rabih Abouh Khalil, Astor Piazolla, Pat Metheny ou le merveilleux Portrait of a Romantic de John Surman.
Mais ce n’est pas tout ! Les vidéos de Béatrice Sixtine sont de véritables créations qui prolongent la rêverie provoquée par les textes et les musiques ; la plasticienne évoluait avec légèreté au milieu de cette aire poétique, de cet espace onirique, pour dire les poèmes, seule ou en duo avec son partenaire. On regrettera juste que les contraintes techniques aient cantonné Stéphane D. à l’immobilité à côté des machines ; mais c’est un péché de jeunesse qui sera vite corrigé et cela ne l’a pas empêché de dire ses poèmes avec une rare intensité, les yeux fermés, totalement immergé dans son monde intérieur.
« Personne, pas même la pluie, n’a de si petites mains ». Tandis que la pluie sur la verrière faisait écho aux vers de Cummings, les deux voix s’enlaçaient et se pénétraient, en une véritable osmose, en une sensuelle symbiose qui nous a emportés tout au long d’un récital psychédélique, sans autre hallucinogène que la Beauté : « la voix de tes yeux est plus profonde que toutes les roses ».
Donner à entendre la Poésie que l’on aime, voilà un bien beau cadeau !
Le cher Léo Ferré a écrit « toute poésie enfermée dans sa calligraphie n’est pas achevée ; elle ne prend son sexe qu’avec la voix humaine, comme le violon le sien avec l’archet qui le caresse ». Je prêche à sa suite depuis plusieurs décennies qu’elle peut et doit se décliner avec la Musique ; et j’ajoute souvent avec les Arts Plastiques.
Béatrice Sixtine et Stéphane D. qui sont des amateurs passionnés et se revendiquent comme tels ont compris tout cela, au contraire de certains professionnels imbus de leur statut que des subventions trop riches ont rendu sourds et aveugles au texte original.
On me dit souvent que je suis un « anarchiste de la culture » (quel oxymore !) sous prétexte que je ne respecte pas les pouvoirs et les hiérarchies en ce domaine (comme ailleurs) ; mais je persiste et signe. C’est pour cela que cette heure onirique de poésie vivante qu’un couple de parfaits inconnus nous a offerte sans prétention par un soir de printemps mouillé m’a été si agréable ; et que je ne manquerai de me faire l’écho sur ce site de leur prochaine performance. En attendant, voici un poème de Baudelaire extrait de leur florilège et tout à fait de circonstance : Elévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins;
Celui dont les pensers, comme les alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
(Les Fleurs de mal, III 1961)
Elrik Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres