Un prodigieux décor sonore sur des images inoubliables
Faust de F. W. Murnau au TNT avec Jean-François Zygel
Avec principalement : Gösta Ekman (Faust), Emil Jannings (Méphisto), Camilla Horn (Gretchen), Wilhelm Dieterle (Valentin, le frère de Gretchen), Yvette Guilbert elle-même (tante Marthe).
Ce film a été réalisé en 1926 par Murnau, auteur allemand d’au moins quatre diamants noirs du cinéma mondial sur les vingt films qu’il aura réalisés: Nosferatu le Vampire, en 1922, Le Dernier des hommes en 1924, Faust donc, L’Aurore en 1927.
Le TNT et la Cinémathèque de Toulouse nous permettent de les voir tous les quatre, seul manque à notre bonheur le dernier film Tabou terminé juste avant sa mort en 1931, à quarante-deux ans, et qui demeure un grand poème lyrique presque jamais montré.
Et Jean-François Zygel est le second metteur en scène de cette soirée, lui en illustrations sonores, jamais redondantes, de ces images, avec son génie de l’improvisation bien connu, et qui toujours nous subjugue. Ici totalement, humblement, magnifiquement, au service d’un film qu’il aime et connaît chaque plan par cœur. Il est le grand ordonnateur de cette symphonie du « triomphe du clair-obscur», et nous guide émotionnellement dans ce chef-d’œuvre.
« Faust, eine deutsche Volkssage », (Faust, une légende allemande) dit le titre voulu par Murnau. Il s’agit d’un film muet et que l’on pourrait croire en noir et blanc, si ce n’était en fait une véritable symphonie de clair-obscur, de forts contrastes parfois, et de gris infinis. Par ce titre il signifie qu’il ne va pas illustrer le drame des deux livres du Faust de Goethe, ni celui de Lenau ou de Marlowe, mais tenter de retrouver les racines mêmes du mythe, en le replaçant dans l’univers médiéval, entre foires et foules, foi et terreur, et combat entre la lumière de l’archange et les ténèbres du diable. Et les humains ne sont que des otages de l’un ou de l’autre.
Comme dans l’histoire de Job, l’archange propose de donner la domination de la terre à Méphisto si celui-ci extirpe toute croyance divine en Faust, choisi non par hasard, mais parce qu’il représente par son savoir la sagesse et la supposée piété, et que son grand âge devrait le protéger de toute tentation. Ainsi se joue presque aux dés le destin de l’humanité, qui est totalement dominé par ses forces antagonistes, mais également dominatrices. Et Méphisto a bien saisi les faiblesses et la foi vacillante du vieux savant, également alchimiste, et étouffant sous la poussière des livres sans avoir vraiment vécu, ni été jeune, ni aimé. Il sait qu’il triomphera.
Et le pacte maléfique n’est que le basculement entre une spiritualité divine négative capable de changer les choses en les pervertissant, par rapport à une spiritualité divine positive qui s’avère impuissante à sauver des vies, car ne s’intéressant qu’aux âmes et aux péchés. Murnau joue sur les représentations chrétiennes devenant représentations diaboliques, sur le jeu incessant des lumières, sur les ombres, sur les mouvements des gens, sur le sentiment que bien et mal sont réversibles et en tout cas complémentaires, et Méphisto est le plus humain des personnages, en tout cas le véritable héros du film.
Ce film est le dernier éclat de l’expressionnisme du cinéma allemand qui va s’éteindre vers 1930 avec la montée de l’obscur en Allemagne. Murnau part d’ailleurs travailler en Amérique juste après ce film, en 1926.
Ce film, aussi bien romantique qu’expressionniste, reprend donc le mythe de Faust, si prégnant en Allemagne, et qui aura d’ailleurs donné des inspirations aux peintres, aux écrivains, aux musiciens : Gounod, Berlioz, mais aussi Schumann, Mahler, et surtout l’admirable Doktor Faustus, opéra de Ferrucio Busoni. Le génie de Murnau aura aussi été de réaliser une synthèse ambitieuse entre film d’avant-garde et film populaire. Il ne nous inflige pas un combat métaphysique entre le bien et le mal, mais une plongée dans la condition humaine avec un diable qui en connaît les ressorts. Il est impossible d’oublier, après un prologue un peu figé, l’image de l’aile noire gigantesque du démon obscurcissant la ville et soufflant la peste sur chaque demeure.
La longue séquence sous la neige et le blizzard, où Gretchen va croire bercer son enfant en l’ensevelissant dans la neige, est un des moments les plus forts montrés au cinéma. Et Jean-François Zygel fait silence, car ici une note serait sacrilège.
Méticuleusement, Murnau a conçu avec une extraordinaire modernité, un hymne à l’amour. Car l’amour de Faust et Gretchen, avec sa caricature dans celui de Marthe et Méphisto, délivre de tous les pactes. Même si le diable tente d’en salir l’existence.
« L’amour expie les pêchés des Hommes » est l’aphorisme final du film.
Emil Jannings en génial Méphisto, Camilla Horn en jeune fille illuminée d’amour et de douleur, plus que le Faust un peu pâle, habitent chaque scène. La scène de séduction dans le jardin avec la ronde des enfants est un moment magique, la scène du bûcher rédempteur de Faust, l’invocation de Méphisto et ses cercles de feu et ses apparitions, et ses saluts multiples, le cri au secours de Gretchen par-dessus les montagnes, sont des actes de cinéma à jamais gravés en nous. D’ailleurs, comment ne pas penser au Septième sceau de Bergman ou à Dreyer (Jeanne d’Arc, Jour de colère, et Ordet surtout) qui ont dû s’abreuver à ce monument. Des moments de comédie jalonnent ce drame grandiose, avec les reculs de Mephisto devant les symboles chrétiens, et sa fuite devant les avances de Marthe. Le premier pacte avec le diable est avant tout un sacrifice de Faust, presque christique, qui a constaté son impuissance à guérir et qui brûle ses livres, cherchant après son échec de sauver une vie une puissance occulte. Le second pacte est celui de l’illusion de la jeunesse et du désir, et il laisse que déception et trahison.
Mais chaque plan de Murnau est un tableau. Plus que la recherche du fantastique, c’est celle de la beauté de l’image qui est recherchée. Tourné en 1926 et ce film est toujours aussi intense et novateur.
Le mythe de Faust, vu par le génie créateur de Murnau ne célèbre point le salut des âmes, mais la force de l’amour plus que le combat de la lumière contre les ténèbres. Ce film d’une extraordinaire audace, d’une puissance d’évocation, et d’invocation, d’un travail sur la lumière proche de l’alchimie, ne pouvait supportait un simple accompagnement sonore.
Il fallait là aussi un démiurge. Jean-François Zygel aura été celui-ci.
Car tout cela n’aurait été qu’une projection de plus, si les images n’avaient point été transfigurées par un pianiste, mélange sans doute de l’archange et de Méphisto, tant son apport musical est essentiel, lumineux, tout en subtilités et en scansions rythmiques du film, qui sans son apport ne serait que des scènes magnifiques, mais seulement avec les poteaux indicateurs des cartons pour suivre les scènes.
Zygel regarde rarement l’écran, tant il sait chaque plan, chaque avancée du film, chaque respiration de l’acteur. Il n’accompagne pas, il crée des couleurs complémentaires, des surcroîts d’émotions, en suivant scrupuleusement tous les mouvements du film. C’est une re-création dont il s’agit. Dans ses improvisations passent des lambeaux de Dies Irae, des comptines, des bouts d’impressionnisme musical, des rêves éveillés.
Rien n’est surligné, pas plus la course des chevaux, que les foules en mouvement, tout est suggéré, le monde intérieur du pianiste affleure aussi dans ses improvisations. Il y a un dédoublement entre le pianiste virtuose et celui qui veut servir et faire résonner plus profond en nous chaque image. Zygel possède une grâce unique, celle de restituer les climats, les couleurs, les allusions. Il s’est fait ce soir poète allusif, alchimiste des images qui, par la fluidité extrême de son jeu, sortent renforcées, magnifiées. Il n’y a aucune redite entre ses notes et les images de Murnau. Seulement, et cela est magique, un approfondissement de la beauté.
Nous avons entendu tant d’accompagnateurs de films muets au piano, à l’orgue ou en jazz, qui ne faisaient qu’amplifier, que dramatiser, que surligner outrageusement les images (dans L’Aurore en particulier), qu’entendre Jean-François Zygel en état de suspension sonore, si proche et fraternel avec chaque image, nous fait redécouvrir un film que nous croyions pourtant connaître. Totalement au service de Murnau, sans aucun effet sonore, même en caressant directement les cordes du piano, Zygel parvient à nous faire croire que ses improvisations, très contrôlées, ont toujours été consubstantielles à ce film. Accompagner un film muet est un art supérieur et non de l’illustration sonore. Zygel a ce don et en plus il a gardé son âme.
Magie du son, magie de l’image, un pacte a bien été signé ce soir. Il tient de l’envoûtement et non pas de maléfices.
Gil Pressnitzer