Deux distributions pour les rôles principaux rivalisent, ou plutôt, donnent deux visages à cette production sur la scène «capitolesque». Avant d’en dire plus sur chacune, louons tout d’abord la fosse et son chef Daniel Oren, incontestable acteur de la réussite du spectacle dans sa globalité. Une regrettable “bourde“ a fait se télescoper un concert de l’ONCT le 3 février avec la Première de cet opéra. Les supplémentaires dans la fosse en auront été les grands gagnants. En effet, grâce à ce timing de calendrier, ils auront eu la chance de se retrouver dirigés par un chef qui leur aura fait la démonstration de ce qu’est, diriger un opéra, et qui plus est, un opéra de Verdi, et qui plus est, un opéra que chacun croît connaître, en ignorant sûrement toutes les richesses de la partition, richesses qu’Oren s’est plu de mettre en évidence constamment, un travail se complétant par un soutien indéfectible aux chanteurs et aux choristes. Les chœurs d’ailleurs, magnifiquement préparés par Alfonso Caiani, ont été remarquables, comme à l’accoutumée, et leurs costumes surprenants à première vue, tout comme leurs mises en mouvement, ont finalement emporté l’adhésion.
Quant à la mise en scène et les décors, Giuseppe Verdi l’avait bien dit puisqu’il écrivait à son librettiste Cammarano le 4 avril 1851 : « Les morceaux si détachés les uns des autres, avec un changement de scène pour chaque morceau, me donnent plutôt l’impression d’être conçus pour un concert que pour un opéra. »
La remarque n’a pas échappé au metteur en scène Gilbert Duflo si l’on en juge par son parti-pris et le résultat sur la scène !! Gageons qu’au lendemain de la création au Théâtre Apollo de Rome qui valut au compositeur des débordements torrentueux de satisfaction, foule et commentateurs compris, le spectacle sur scène n’était sûrement de la même veine.
Et pourtant, si l’on veut bien relire les propos de Gilbert Duflo (voir articles précédents), on en vient presque à le remercier de ne pas nous avoir distrait du chant et de la musique, de ne pas avoir rompu l’émotion dans des changements de décors laborieux, d’avoir offert une continuité dans le déroulement du souffle romantique de ce mélodrame italien tout dans l’urgence. Et n’en déplaisent à certains, la subtilité des lumières de Joël Hourbeigt ne pouvait que compléter l’abstraction volontaire des tentures. Après tout, tout l’opéra ne repose que sur des actes passés, alors à moins de les illustrer eux-aussi.
D’aucuns auraient peut-être préféré : une usine incendiée et en ruine, ….Leonora qui, telle une prostituée, erre, trimbalant un caddy, se trémoussant l’oreille collée à sa sound machine sur laquelle elle écoute le chant de son Manrico, chef de gang rockstar, tandis qu’à la scène finale, le géolier de la sorcière défèque dans un seau dans lequel Azucena plonge ses mains pour s’en barbouiller le visage,etc…C’était, non au Capitole , mais à Edinbourg, un 23 août 2004 !!!! A chacun son Trouvère.
Quant au chant, dans cet opéra, le chant verdien est bien à la jointure, entre nostalgie et novation. « Je me moque un peu de ces voix raffinées, comme on dit. J’aime que mes rôles soient chantés à ma manière. Je ne suis pas en mesure de donner à qui que ce soit ou la voix ou l’âme, ou ce je ne sais quoi qu’on appelle avoir le diable au corps, « col diavolo al corpo ».
Une sorte de paradoxe et de défi : il faut la tradition, et il faut autre chose que la tradition, cette modernité qui rend la tradition contemporaine et lui évite de n’être que mémoire ou tradition.
La distribution réunissant Vitaliy Bilyy, Andrea Ulbrich, Tamara Wilson el le Manrico d’Alfred Kim semble avoir adopté tout le discours du Maître. Et je me demande bien ce que l’on peut reprocher à chacun, même si j’ai entendu l’insulte suprême pour Wilson dans Leonora qui chante très bien mais qui a une voix trop…américaine !!! Il faudrait m’expliquer.
Alfred Kim fera faire le tour du monde à son Manrico, quelle vaillance, quel toupet. Toute sa tessiture balayée sans encombre et sans effet, Andrea Ulbrich promènera son « il rogo »sur les plus grandes scènes aussi, Tamara Wilson fera frissonner avec son « Vivra, vivra… » à New-York comme à Florence, et Vitaliy Bilyy démontrera ailleurs ce qu’il possède déjà, tout comme ses partenaires, le chant di slancio, à savoir le sens de la ligne, le mordant de l’articulation, la projection du son, la faculté de donner de la puissance, un ensemble de qualités qui fait l’alliance de la technique bel cantiste la plus puriste et des exigences dramatiques de l’art lyrique de la fin du XIXè.
Il y aura une suite à ces quelques lignes écrites dans l’urgence !
Michel Grialou